I. De Budapest à Petrozeny. Un mot d'histoire. La vallée du Jiul. Les Boyards et les Tziganes. Le marché de Targu Jiu. Le monastère de Tismana.

Ces messieurs sont ingénieurs?—Pardon, Madame.—Inspecteurs des forêts?—Pas davantage: nous sommes de simples voyageurs.—Des voyageurs? Ici, en Roumanie, et sans que cela puisse rien vous rapporter?—Rien que la satisfaction d'observer des mœurs intéressantes, d'admirer un beau pays, d'en emporter d'agréables souvenirs.

C'est dans ces termes que nous fûmes, un jour, interviewés par une personne de distinction, femme d'un général roumain, en villégiature dans une localité charmante, au cœur des montagnes de la Valachie. Cette interview prouve assez que les excursionnistes n'ont guère visité jusqu'ici la Roumanie, et que, ni le Club Alpin, ni les agences Cook n'ont point encore pris possession de ces belles forêts des Carpathes et de ces poétiques vallées qui en descendent vers le Danube.

Notre voyage date du mois d'août 1901. Tout d'abord, nous avons parcouru cette Roumanie, encore primitive, restée jusqu'en ces derniers temps à peu près telle qu'elle était il y a vingt siècles, et qu'on retrouve dans les régions montagneuses de la Valachie. Ensuite, nous avons visité la Roumanie moderne, industrielle, née avec le nouveau régime, et dont Bucharest est l'âme et le centre.

L'art en Roumanie n'a laissé à travers les âges que de bien faibles traces. Tous les souvenirs anciens qu'on croirait devoir rencontrer dans un pays colonisé par les Romains, ont été anéantis par le flot barbare qui, se déversant dans ces provinces pendant douze siècles, a tout balayé, tout emporté. Seuls, quelques monastères, construits au moyen âge sous les princes ou voïvodes, et dont celui de Curtea de Arges est le plus célèbre, attirent aujourd'hui l'attention. Mais le grand attrait pour le voyageur consiste dans le paysage souvent grandiose, toujours poétique, dans l'originalité des costumes et dans les mœurs des habitants.

Nous partons par Budapest, la superbe capitale de la Hongrie, qui, depuis 1896, s'est mise au rang des plus belles villes de l'Europe. Elle fêtait alors, par une brillante exposition et par l'inauguration d'une série de monuments nouveaux (le Parlement entre autres), le millénaire de la prise de possession de la Hongrie par les hordes magyares, sous la conduite d'Arpad.

Au sortir de Budapest, le train nous emporte à travers les plaines fertiles de la Hongrie, entre des champs de blond maïs, dont on n'aperçoit pas la fin. D'immenses meules de blé sont groupées autour des fermes, où fonctionnent des batteuses à vapeur et où s'agite tout un peuple de travailleurs et de travailleuses, habillés de blanc. Plus loin, d'innombrables troupeaux de bœufs, aux grandes cornes largement écartées, puis des porcs aux longues soies frisées, très drôles sous leur «toison panachée», et qu'à distance on prendrait pour des moutons.

C'est dans ces plaines hongroises, aux environs d'Arad, que pour la première fois nous voyons des buffles domestiques. Tandis que les bœufs promènent leur mélancolie dans la prairie, les buffles se baignent avec volupté dans les eaux tièdes de la rivière. Ces animaux sont très recherchés en Hongrie et en Roumanie; leur lait est excellent, ils sont durs à la fatigue, s'attellent, tout comme les bœufs, aux chariots des paysans; mais ils sont également sensibles à la chaleur et au froid, réclament beaucoup d'eau en été, et demandent en hiver des étables spéciales. Aussi, en Transylvanie et en Roumanie, où les hivers sont rigoureux, les loge-t-on sous les fermes, dans des caves bien abritées.

Cette portion de la Hongrie, la «Puzsta», est fort peu habitée, mais le sol est très fertile et bien cultivé; si les corps de ferme y sont rares, ils sont généralement importants. C'est la grande culture, dans toute l'acception du terme.

Mais nous voici aux confins de la plaine: nous approchons des forêts de la Transylvanie. À Piski, où nous avons nos premières impressions sur ces rudes montagnards que nous allons voir de près pendant quelques jours, nous quittons la grande voie pour entrer définitivement dans la montagne et gravir cette portion des Carpathes du sud qui, dans toute son étendue, n'offre qu'une seule brèche naturelle, celle de la Tour Rouge. Plus on s'élève, plus les fermes prennent un aspect misérable. Ce ne sont que des habitations en torchis, recouvertes de roseaux ou de tiges de maïs desséché, et groupées autour de pauvres églises, entièrement en bois. Bientôt toute trace d'habitation disparaît, et la route prend un aspect vraiment grandiose. C'est un chaos qu'il nous faut traverser.

Les tunnels succèdent aux tunnels, et des corniches hardies sont accrochées au flanc des rochers. Il fait nuit lorsque nous nous arrêtons à deux pas de la frontière roumaine, dans un centre houiller, dominé par des rochers de 2 500 mètres: nous sommes à Petrozeny. La ville est à quelque distance de la gare. À peine deux ou trois fiacres, sitôt envahis, se trouvent-ils à la disposition des voyageurs, et sans l'extrême obligeance d'un inconnu, qui, fort gracieusement, nous cède son équipage, nous aurions dû faire la route à pied.

Vingt minutes au trot rapide de nos chevaux, et nous voilà sur la grande place, devant le principal hôtel de la localité, où un joyeux concert rassemble l'élite des habitants.

Vers deux heures du matin, des clameurs, des cris de détresse, nous réveillent en sursaut. Une flamme énorme s'élève de la grande place. C'est une baraque tzigane, accolée à l'hôtel, qui flambe.

Déjà l'escalier de sortie de l'hôtel est menacé, et le personnel de la maison, sans songer à réveiller les voyageurs, encombre les corridors d'armoires, de matelas, de tapis. C'est à grand'peine que nous pouvons nous frayer un passage pour gagner la cour intérieure, où, après cette chaude alerte, nous sommes en lieu sûr.

La population de Petrozeny est, en grande partie, roumaine. Cependant, comme la ville est industrielle, une foule d'étrangers se mêle à la population primitive; voilà pourquoi, à côté des frais et gracieux costumes roumains, on trouve bon nombre de gens vêtus d'une façon quelconque.

La petite ville n'est guère originale. Des maisons en brique, en torchis ou même en bois bordent les rues, et de chacune de ces devantures sortent des perches où se balancent, ici une enseigne, là des peaux de mouton, des casseroles, des saucissons, voire des chemises. C'est un vrai concours d'étalages.

Petrozeny a un aspect malpropre. L'habitant n'y a que la coquetterie du linge blanc. Chez l'homme, le pantalon et la chemise sont d'une blancheur éclatante; chez la femme, la chemise et le voile sont également irréprochables. Seul, le Tzigane se permet du linge de nuance douteuse, et je crois volontiers qu'il ne quitte sa chemise que lorsque celle-ci le quitte, c'est-à-dire lorsqu'elle tombe en lambeaux. L'intérieur des habitations est dépourvu de tout confort. Ces gens se contentent de si peu, qu'ils ne comprennent rien aux légitimes exigences des rares voyageurs qui s'égarent au milieu d'eux.

La place du marché offre un genre d'animation tout particulier. On se croirait dans la cour d'une ferme. Les oies, les porcs, y ont droit de cité; ceux-ci présentent une variété infinie. Il y en a de blancs, de noirs, de roux, de toute nuance et de toute dimension, suivant qu'ils appartiennent à la race moldave, serbe, ou à la race des cochons de marais, qu'on trouve surtout aux environs du Danube. Ces intéressants animaux vivent en liberté et vont chercher des glands dans les immenses forêts de chênes, qui couvrent les hauteurs voisines.

D'après les relevés statistiques du ministère des Finances, la population de la Roumanie était, en 1894, de 5 millions d'habitants. Mais les calculs de M. Stourdza, plus exacts, dit-on, en accusent 6 100 000 à la même époque.

L'histoire du peuple roumain est celle d'un peuple malheureux, auquel l'oppression, les guerres, le servage, ont enlevé toute initiative; d'un peuple dont l'intelligence et l'énergie ont été énervées par le joug séculaire des Turcs.

La Roumanie actuelle, Valachie, Moldavie et Dobrudja, se compose de la plus grande partie de la Dacie ancienne, conquise par Trajan à la fin du Ier siècle de l'ère chrétienne. Comme le pays était fort dépeuplé par les guerres, Trajan y établit des colons romains qui, se mêlant à la population primitive, formèrent la race encore aujourd'hui existante des Daco-Romains ou des Roumains. Bientôt les Goths, les Huns, les Bulgares, les Hongrois, les Tartares, passent tour à tour sur l'ancienne Dacie, qu'ils ravagent, et tandis que de nombreux Daco-Romains franchissent les Carpathes et se retirent en Transylvanie, l'autre partie de la jeune nation, après une lutte désespérée, consent à partager un territoire qu'elle ne peut plus disputer.

Au XIIIe siècle, les Tartares envahissent la Hongrie et la Transylvanie. Fuyant ces hordes barbares, les Daco-Romains, qui s'étaient réfugiés en Transylvanie, font un nouvel exode, et retraversant les Carpathes, s'en retournent dans leur ancienne patrie. Radu-Negru, Rodolphe le Noir, chef de la colonie de Fogaras, se fixe à Campolung et devient le premier voïvode de la Valachie, tandis qu'un autre chef, du nom de Bogdan, se fait reconnaître voïvode de la Moldavie. Voilà les deux principautés roumaines indépendantes, mais cette indépendance n'est pas de longue durée.

En 1393 la Valachie, et en 1511 la Moldavie deviennent vassales de la Porte. Tout d'abord, ces provinces sont gouvernées par des chefs indigènes sous la suzeraineté des sultans de Byzance. Mais au XVIIIe siècle, ceux-ci leur imposent des princes étrangers, qu'ils choisissent parmi les gros financiers grecs établis au Phanar de Constantinople. C'est l'époque dite Phanariote (1716 à 1822). À leur avènement, les princes Phanariotes étaient tenus de fournir, outre le tribut annuel, une somme importante à la Porte. Dès lors, les charges les plus lourdes pèsent sur les populations et, tout en conservant nominalement leur indépendance, elles sont rançonnées de la façon la plus inhumaine.

En 1820, toutefois, le Roumain, fatigué du joug, sort de sa torpeur, se soulève contre le sultan et réclame, avec une énergie dont on ne l'aurait pas cru capable, ses princes indigènes qui lui sont rendus. Ceux-ci relèvent le sentiment national et, après la guerre de Crimée, obtiennent pour les provinces roumaines une semi-indépendance, garantie par les puissances signataires du traité de Paris (1856).

L'union des provinces est proclamée en 1861, et le colonel Couza est élu prince sous le nom d'Alexandre-Jean Ier. D'accord avec son gouvernement, il décrète à la fois la sécularisation des monastères, qui possédaient le quart du territoire, et l'émancipation des paysans. Mais en 1866, il est forcé d'abdiquer, et les Chambres, après une démarche infructueuse auprès de S. A. R. le Comte de Flandre, proclament le prince Charles de Hohenzollern, prince de Roumanie.

À son avènement tout était à créer. Les villes présentaient un aspect de pauvreté absolue. Partout régnaient la corruption et le vol. Aussi le prince s'occupe-t-il immédiatement de la réorganisation des divers services de l'État, et en 1877, lors de la guerre turco-russe, la Roumanie qui s'est avancée à grands pas est de taille à fournir un puissant appoint à la Russie.

Elle ne fut que médiocrement récompensée de son généreux concours. On lui donna la Dobroudja avec le port de Constanza; mais, en échange, elle dut céder la partie de la Bessarabie acquise en 1856, et que la Russie convoitait depuis longtemps. Il est vrai que l'indépendance complète de la Roumanie fut reconnue par les divers États de l'Europe, et en 1881, le prince Charles de Hohenzollen obtint le titre de roi de Roumanie.

Nous pénétrons en Valachie par la nouvelle route qui traverse les Carpathes et aboutit à Targu Jiul. Puis, après nous être arrêtés successivement aux monastères de Tismana, d'Horezu, de Curtea de Arges, de Campolung, nous nous dirigeons vers Bucharest, capitale de la Roumanie, d'où nous visiterons la contrée pétrolifère de Doftana et les mines de sel gemme de Slanic. Nous terminerons par Sinaïa, la poétique résidence des souverains de Roumanie.

Actuellement, on ne voyage en Roumanie qu'en victoria, avec deux, trois ou quatre chevaux attelés de front. Sous la capote, se trouve un grand râtelier où l'on emmagasine le fourrage de la journée, et auquel on attache le seau destiné à faire boire les chevaux, toutes choses qu'on ne trouverait pas en route. Le sac contenant le maïs, qui se donne au lieu d'avoine, se place à côté du cocher, qui, après s'être pourvu d'amples munitions, daignera enfin s'occuper de caler vos bagages.

Les chevaux sont très fringants et très résistants à la fatigue. Ils font 80, voire 100 kilomètres par jour, à raison de 10 kilomètres à l'heure. Les cochers ont une manière spéciale de les stimuler, en accompagnant leurs coups de fouet de cris sauvages, très particuliers.

Il y a vingt-cinq ans, la victoria était inconnue dans le pays, et l'on ne voyageait qu'en birdj, la voiture nationale, encore utilisée aujourd'hui par les paysans. Le birdj est une caisse en bois, à claire-voie et sans ressorts, supportée par quatre roues avec, à l'arrière, l'inévitable râtelier à fourrage et, au-dessus, une grande bâche, soutenue par de larges cerceaux. On y entre par une ouverture étroite et basse, ménagée entre les roues, et l'on trouve à l'intérieur comme banquette ses colis ou une botte de foin.

La vallée du Jiul, qui s'ouvre devant nous au départ de Petrozeny, a été longtemps réputée impraticable, et il fallait qu'elle fût bien mauvaise, car les montagnards eux-mêmes la regardaient comme infranchissable, et pour traverser cette portion des Carpathes, ils préféraient encore, au milieu des obstacles de toute nature, gravir le rude sentier qui traverse le col du Vulcan. Mais grâce à de superbes travaux, dus en grande partie à des ingénieurs belges, elle est aujourd'hui traversée par une des routes les plus majestueuses et les plus sûres qu'on trouve dans les Carpathes du sud. On s'enfonce dans une étroite crevasse dominée de chaque côté par des pics élevés, absolument nus dans le haut, et couverts dans le bas d'admirables forêts inexploitées, qui leur font une superbe et sombre parure. Tout au fond de la crevasse le Jiul hongrois, grossi du Jiul roumain, roule ses eaux tumultueuses au milieu de tous les obstacles qui encombrent son lit de rochers. Tantôt étranglé entre les parois rocheuses, il écume et bondit, tantôt il s'étale calme et tranquille au milieu des flots de verdure qui s'abaissent jusque dans ses eaux.

Parfois la rivière est si furieuse qu'elle emporte avec elle une partie de la route nouvelle construite à grands frais. On ne peut dans nos pays se faire une idée de ces crues subites des rivières. Elles se produisent non seulement au printemps, lors de la fonte des neiges sur les hauts sommets, mais encore au plein cœur de l'été.

Cette route n'est certes pas comparable aux merveilleux défilés de la Suisse; mais elle rappelle, avec un caractère plus sauvage et plus grandiose, les plus belles vallées de la Forêt-Noire et du Jura.

Presque à la sortie de la passe, au fond d'un enclos, se trouve blotti le modeste monastère de Naïch. Ce petit monastère, tout blanc, dont la curieuse église, aux fenêtres trilobées, est décorée, sur tout le pourtour, de jolies fresques, est encore occupé aujourd'hui par quelques moines.

Bientôt, les montagnes s'abaissent et s'écartent. Le Jiul, débarrassé de ses entraves de pierre, coule dans un lit dix fois trop large pour ses eaux, et les forêts disparaissent pour faire place à de modestes cultures. Ce n'est qu'après avoir parcouru 30 kilomètres que nous rencontrons quelques maisonnettes de bois, avec des toits pointus à la turque, et recouvertes de planchettes de bouleau. Si pauvres qu'elles soient, toutes sont séparées les unes des autres et entourées d'une clôture. En Roumanie, comme dans la plupart des pays d'Orient, les haies vives sont inconnues. On se clôture au moyen de planches, de pieux, de branches mortes ou de clayonnage. Ces petites fermes, en dépit de leur aspect misérable, constituent, du reste, une réelle amélioration dans le sort du Roumain. Il a aujourd'hui son habitation à lui, ses étables, son grenier à maïs, sa porcherie, alors que, pendant des siècles, sous la domination des boyards, il a vécu dans de véritables tanières creusées à 2 mètres de profondeur dans le sol, et sous un toit de clayonnage couvert de mottes de terre. Devant chacune de ces demeures s'ouvre une véranda, où la famille dort en été, alors que les fortes chaleurs rendent l'intérieur inhabitable. Le soir on y place matelas et couvertures, que l'on a soin de faire disparaître au matin.

Autrefois, une coutume pieuse voulait que chaque paysan plaçât devant la porte de sa demeure une écuelle d'eau, à l'usage des passants et des voyageurs; aujourd'hui, devant chaque ferme, on voit se dresser, comme d'énormes potences, des pompes à levier, et chacun peut à loisir y étancher sa soif.

La porte monumentale, qui ferme les enclos, est un des ornements de l'habitation roumaine; on la trouve partout, dans les grandes fermes comme dans les plus petites, dans les villas comme dans les monastères. Ces portes sont très curieusement et parfois artistement découpées.

La boyarie ne fut réellement établie dans le pays qu'à la fin du XIVe siècle. Radu ou Rodolphe XIV, aidé par le patriarche grec Niphon, conçut l'idée de créer une noblesse, sur le modèle de la noblesse byzantine, et transforma en titres nobiliaires les offices de la Cour. Ce fut l'origine de la boyarie. Plus tard, sous les Phanariotes, une foule d'aventuriers grecs envahit le pays à la suite des princes qui, de préférence, les élevaient aux honneurs. Il se créa ainsi au sein du pays une aristocratie étrangère, avilie, corrompue, âpre au gain, pressurant les indigènes et les pillant sans vergogne. Cette nouvelle noblesse était héréditaire jusqu'à la seconde génération.

(p. 380) Chaque titre de boyard donnait droit à un certain nombre de paysans, redevables uniquement à leur seigneur. Soixante mille familles furent ainsi mises au service des boyards. Ces malheureux cultivateurs, sans être précisément attachés à la glèbe, n'avaient pas le droit de changer de maître, et ne pouvaient quitter leur terre qu'avec l'autorisation du propriétaire. «Encore en 1856, nous dit Elisée Reclus, les maîtres du sol et de ses habitants étaient environ 5 à 6 000 boyards. Mais parmi eux existait une grande inégalité; la plupart n'étaient que de petits propriétaires, tandis que 70 feudataires en Valachie et 300 en Moldavie, se partageaient, avec les monastères, la possession du territoire presque tout entier.»

En 1864, lors de la sécularisation des monastères, le servage des paysans prend fin. Chaque famille reçoit un lot de terre variant de 3 à 6 hectares, suivant qu'elle a une vache, deux bœufs et une vache, ou quatre bœufs et une vache. L'hectare s'acquiert au prix de 120 francs payables à l'État par quinze annuités.

Le nombre de paysans, devenus propriétaires de cette manière, s'élève au début à 450 000; mais en 1880, lors d'une nouvelle distribution de terres par l'État, il s'accroît encore de 100 000.

Malgré cette réforme, les grandes sources de richesse appartiennent encore à l'État et aux anciens boyards. L'État, en effet, exploite lui-même les mines inépuisables de sel gemme, il est maître des terrains pétrolifères, maître en grande partie des forêts qui couvrent le cinquième du territoire. Quant aux boyards, ils ont entre les mains d'immenses propriétés que les voïvodes leur ont cédées, et dont l'étendue varie de 4 000 à 8 000 hectares.

Ces propriétés ne peuvent être vendues ou aliénées en bloc; la loi en défend le morcellement. Au reste, en vertu de l'article 7 de la Constitution, l'acquisition de la propriété immobilière est interdite aux étrangers. Toutefois, ils peuvent hériter d'un Roumain; mais, dans ce cas, l'État est en droit de les obliger à vendre leurs propriétés, à moins qu'ils n'obtiennent la naturalisation. Celle-ci s'acquiert à la suite d'un vote du Parlement et après dix années de séjour. Il existe encore d'autres tempéraments à la règle qui vise les étrangers. Ils peuvent notamment avoir des maisons en ville, et des projets de réforme, dit M. Benger, tendent à rendre possible l'acquisition des propriétés immobilières aux sociétés étrangères, dans le cas où la majorité des associés se compose de citoyens roumains.

La manière dont on exploite ces grands domaines est assez originale. À jour fixe, le maïeur convoque les familles de son village et répartit entre elles, moyennant un salaire souvent dérisoire, les terres que chacune d'elles pourra cultiver. Ce salaire est payé d'avance, mais la récolte entière revient au propriétaire. Dois-je le dire, ces malheureux paysans, si maltraités autrefois, le sont encore aujourd'hui, et en maintes circonstances on ne se fait pas faute de les brutaliser et de les frapper.

Beaucoup d'anciens boyards, spécialement en Moldavie, dirigent eux-mêmes leurs exploitations agricoles, et occupent de vastes corps de ferme, où ils séjournent pendant dix mois de l'année. Mais au cœur de l'hiver ils voyagent, et vont dépenser leurs revenus à Bucharest, Vienne et Paris.

Sur la route de Targu Jiul, nous croisons de grands attelages. Sept à huit couples de bœufs, les uns derrière les autres et dirigés par des paysans tout habillés de blanc, traînent des machines agricoles et de lourds chariots remplis d'articles perfectionnés ayant trait à l'agriculture. Autrefois le battage se faisait en Roumanie à l'aide de bœufs qui foulaient le blé sur l'aire. Aujourd'hui la machinerie agricole a pénétré partout et les petits propriétaires s'associent dans le but de faire l'acquisition de batteuses à vapeur.

Des hommes, des femmes à cheval se dirigent vers la ville, des enfants absolument nus s'enfuient à (p. 381) notre approche. Les villages deviennent plus importants, les maisons plus soignées, et sur les pieux des clôtures, de curieux vases, de formes variées et d'une décoration toute particulière, sont retournés pour égoutter et pour sécher. La poterie est en effet une des branches les plus intéressantes de la petite industrie roumaine. Il se tient même des foires de poterie, et l'on se demande vraiment comment les Roumains peuvent utiliser cette infinie variété d'ustensiles.

À l'entrée de la ville, des familles entières prennent le frais au dehors. Elles sont là, au bord du chemin, accroupies en cercle, dans le plus grand laisser-aller. La modestie n'est certes pas la vertu par excellence des Roumaines campagnardes. Peut-être ont-elles à ce sujet des notions différentes des nôtres. Il est vrai que plus on s'approche de l'Orient, plus le déshabillé est toléré.

Nous voici à Targu Jiul, la première localité importante de la Roumanie. C'est une grosse bourgade de trois mille habitants, dont le principal monument est une école en construction, signalée comme une école-modèle.

L'hôtel où nous descendons est très bien tenu, et, surprise fort agréable, le propriétaire parle le français. Mais il nous faut faire connaissance avec la cuisine roumaine. Oh! la cuisine roumaine! Des potages acides, dans lesquels nagent une demi-douzaine de sardines. N'est-ce pas à vous enlever du coup le plus bel appétit?... Ni roastbeef, ni beefsteak.... On ne tue pas les bœufs, ils servent uniquement de bêtes de trait. Les porcs, ils courent les rues, mais on ne les tue pas davantage en été, sous prétexte que la viande ne se conserve que deux ou trois jours. Des poulets on en a à satiété, mais ceux qu'on nous présente à table sont des poussins étiques, grillés à tel point qu'ils sont presque desséchés. Le mouton au paprika, le koukouroute, grappes de maïs bouillies, sont les plats les plus recommandables du menu.

Dans les hôtels, on dîne au son de la musique. Si vous avez l'orchestre tzigane, la musique sera sauvage, ardente, passionnée; si vous avez l'orchestre roumain, l'ardeur, la fougue disparaissent pour faire place à la complainte et à la mélancolie. C'est triste à faire pleurer, c'est la douleur mise en musique.

Au milieu de la nuit, nous sommes réveillés par un orage furieux, comme on n'en connaît guère dans nos pays. C'est une succession de longs éclairs blafards, partant à la fois de tous les points de l'horizon, et illuminant, sans discontinuer, la place et les rues de la ville. En même temps, toutes les cataractes du ciel se déversent sur la terre, et les rues se transforment en vrais torrents. Au matin, les rues sont sèches, l'air est pur et embaumé.

Malgré l'orage de la nuit, dès quatre heures le marché, qui se tient en face de notre hôtel, offre une animation extraordinaire. Rien de plus gracieux, de plus pittoresque que ces marchés qui réunissent les habitants des vallées voisines. Ceux-ci arrivent à la ville en charrette attelée d'une paire de bœufs, ou à dos de mulet, les femmes à califourchon, tout comme les hommes, tenant une enfilade d'une quinzaine de poulets liés les uns aux autres par les pattes, et qu'elles présentent dans le plus piteux état. Quelques femmes arrivent au marché les mains vides, mais le corsage fort rebondi. À peine en place, elles plongent la main dans leur chemise entr'ouverte sur le devant, et qui d'ailleurs leur tient toujours lieu de poche, (p. 382) et en retirent qui un poulet, qui un canard: j'en ai même vu qui en retiraient un petit cochon de lait qu'elles portaient ensuite maternellement dans les bras. Mais les plus originales sont celles qui s'en retournent de la ville avec les provisions les plus disparates dans leur poche improvisée. Celle-ci s'allonge alors d'une façon démesurée et pend en sac sur le tablier, sonnant à chaque pas d'un bruit de vaisselle ou résonnant du chant triomphant d'un coq qui a trouvé preneur. Au marché, les femmes, debout ou accroupies, sont rangées le long des trottoirs, leurs marchandises étalées devant elles. La vente de ces produits n'est guère rémunératrice. On leur paie un poulet 30 centimes, quatre œufs 10 centimes et 4 litres de vin 15 centimes. Cependant elles n'ont nullement l'air de souffrir de la misère. Elles sont gaies et aimables et viennent au marché comme à une véritable fête.

Leur costume, d'une propreté irréprochable, ne manque pas d'élégance. Elles portent une chemise de toile très ample, ornée de broderies de laine bleue ou rouge. Devant et derrière flotte un tablier, la «catrinza» en laine, à larges rayures. Dans d'autres localités, elles s'enveloppent en guise de jupe d'une pièce d'étoffe en tissu très raide et décorée de riches motifs en couleur. Les jeunes filles vont toujours nu-tête, la tresse tombant sur le dos. Seules, les femmes mariées se couvrent la tête et les épaules d'un voile de tissu très léger, et dans certaines localités elles ont adopté le chapeau d'homme, ce qui n'est pas d'un effet fort gracieux.

Les vêtements des hommes rappellent l'ancien costume des Daces, reproduit sur la colonne Trajane. Il se compose d'une chemise en grossière toile de chanvre, fixée à la taille par une large ceinture de cuir qui tient lieu de poche. Sous la chemise, le pantalon de toile, serré généralement du genou à la cheville.

Le Roumain de la plaine, et surtout le Valaque, a les yeux noirs, le teint basané, la physionomie douce et expressive. De nos jours encore, il porte l'empreinte de la triste condition à laquelle il fut si longtemps réduit. Il est à la fois timide, patient, superstitieux et fataliste.

De grand matin, notre victoria attelée de trois chevaux nous attend à la porte de l'hôtel, et après nous être munis de provisions pour la journée, nous nous mettons en route pour Tismana.

Le pays que nous traversons est très pittoresque. Aux bosquets touffus de haut taillis de chêne succèdent des forêts immenses, des futaies magnifiques, où les arbres atteignent des dimensions superbes. Ces forêts qui seraient une source de richesse si on les exploitait normalement, sont abandonnées. Les villages sont misérables, pauvres et sales, et l'on éprouve une impression pénible, lorsqu'on parcourt ces fertiles vallées des Carpathes, en constatant que l'activité y fait totalement défaut. Mais le pauvre, dans ce pays, n'a guère de besoins: il a dans sa maison du maïs, des oignons, du pain, un bloc de sel, du fromage, et cela lui suffit. La forêt lui fournit le bois, et ses vêtements sont filés, tissés et confectionnés chez lui par les femmes. Chaque habitation a, en effet, son métier à tisser. Le chanvre fournit la toile grossière qui est l'élément principal de tout costume féminin ou masculin. La laine filée s'emploie à la fabrication des manteaux de drap grossier du paysan et des couvertures du ménage. Teinte à la garance ou au tournesol, cette laine sert aussi à tisser ces tabliers multicolores dont s'ornent les femmes, et à décorer le haut des chemises de broderies curieuses et artistiques.

J'ajouterai que jusqu'à l'âge de six à sept ans, la plupart des enfants courent absolument nus, ce qui est éminemment économique. Le soir seulement, on leur passe une chemise, pour les préserver de la fraîcheur des nuits.

Tout près de Tismana, nous rencontrons de nombreux groupes nonchalamment couchés sur le seuil de (p. 383) leur porte. Instinctivement, en nous voyant approcher, ils se lèvent et se tiennent debout en signe de respect jusqu'après notre passage. Ces groupes sont pour la plupart des Tziganes.

L'origine de cette race singulière a été longtemps contestée. Il semble établi aujourd'hui qu'ils viennent de l'Hindoustan. De vieilles chartes retrouvées à Tismana signalent, au XIVe siècle, les Tziganes réduits en esclavage en Valachie.

En effet, alors que partout ailleurs les Tziganes sont libres, ceux de Roumanie restent plongés dans un asservissement honteux pendant des siècles. Ils restent la chose de l'État, des boyards et des monastères, jusqu'en 1827, date de leur affranchissement. Leur nombre est assez restreint, et dans toute la Roumanie on n'en compte aujourd'hui que 260 000.

Au milieu des vicissitudes de leur triste existence, les Tziganes ont conservé leur type, leur langage, leurs mœurs. Le langage qu'ils emploient toujours entre eux est un dialecte hindou se rapprochant des idiomes sanscrits. Leur type est souvent remarquable et s'est conservé très pur à travers les âges. Ce n'est guère que depuis leur émancipation, qu'ils sont alliés aux autres Roumains. Ils ont le visage ovale, d'admirables yeux noirs étincelants. Les cheveux, très noirs aussi, sont portés en broussailles, et jamais un peigne n'a passé par là. Le nez est droit, légèrement aquilin, les dents d'une blancheur que rien ne peut altérer, pas même l'abus du tabac dont hommes et femmes font un usage insensé.

Beaucoup d'entre eux sont cultivateurs ou exercent le métier de forgeron et de maréchal ferrant. Mais ils sont surtout musiciens, et, sans aucune connaissance théorique, ils exécutent avec une délicatesse et un sentiment exquis des mélodies suaves.

Nous traversons maintenant des sous-bois ravissants. De tous côtés, des ruisseaux cachés dans les taillis descendent en cascades des hauteurs voisines, et murmurent le long de la route poudreuse.

À notre gauche, le monastère de Tismana, adossé à la montagne touffue et campé sur un ressaut de la roche, domine le paysage. Une chute d'eau sort tout écumeuse de dessous le monastère, et se précipite d'un seul jet au fond de la vallée, où, frémissante encore, elle poursuit sa course au milieu des sombres bosquets que nous côtoyons.

L'abbaye de Tismana, si renommée autrefois, n'a plus aujourd'hui pour toute richesse que sa position merveilleuse, son cadre superbe.

Une quinzaine de moines y abritent encore leur misère. Depuis la sécularisation des monastères en 1861, c'est-à-dire depuis l'époque où ils furent dépouillés de leurs trésors et de leurs biens, le Gouvernement se borne à allouer à chaque religieux 70 centimes par jour pour la nourriture, et 50 francs par an pour l'habillement. Les ornements riches et les icônes précieux leur ont été enlevés et sont exposés aujourd'hui au musée de Bucharest où ils ont perdu tout leur intérêt. Aussi quelle misère dans ces couvents: la cellule d'un des moines, où l'on nous mène pour jouir du magnifique coup d'œil qu'on a sur la vallée, est un misérable taudis sans autre meuble qu'un grabat.

Autrefois, au temps de leur splendeur, alors que les auberges étaient inconnues en Roumanie, les monastères d'hommes et de femmes offraient l'hospitalité la plus large et la plus gracieuse à tout étranger qui venait frapper à leur porte. Ils étaient même devenus des endroits de villégiature où la société des villes (p. 384) se donnait rendez-vous pour y passer la belle saison. Il y eut beaucoup d'abus, et cette existence oisive et mondaine, qui peu à peu s'insinua au sein de la vie monastique, fut même, paraît-il, un des prétextes de la sécularisation de leurs biens. Aujourd'hui que les moines sont réduits à la misère, et qu'ils doivent se livrer eux-mêmes à tous les travaux des champs, les cloîtres sont devenus déserts et silencieux. Quelques familles tranquilles, fuyant la température torride des plaines, viennent pourtant encore y chercher le repos et la fraîcheur. Les moines leur louent des appartements, mais ils n'offrent plus que le gîte. Leurs hôtes doivent pourvoir eux-mêmes à tous leurs autres besoins.

On pénètre dans le couvent par une première cour carrée où se trouvent les bâtiments destinés aux étrangers. Ils sont occupés actuellement par deux familles aisées de Craïova, dont les dames, fort aimablement, nous servent d'interprètes auprès du portier, superbe moine à la longue chevelure et à la barbe noire.

Une table se trouve placée dans le cloître à l'usage des visiteurs qui désirent prendre leur collation au monastère. Mais vraiment, nous pouvons nous estimer heureux d'avoir songé à apporter nos provisions et de ne pas nous être fiés à la règle, ancienne il est vrai, qui oblige les couvents à héberger et à nourrir les étrangers pendant trois jours. Le portier qui nous servait n'avait pas même de pain à nous offrir. Il n'avait que des biscuits ronds, durs et plats, comme d'énormes médailles, avec le chiffré du monastère sur une face, et sur l'autre l'effigie de saint Nicodème, patron de l'abbaye.

Les moines s'adonnent aux ouvrages les plus simples et aussi les plus fatigants. Mais ils conservent, même dans les occupations les plus modestes, une dignité qui impose le respect. Pauvreté n'est pas vice.

Ils appartiennent à la religion grecque orthodoxe. Jusqu'en 1864, l'Église était soumise au patriarcat de Constantinople; depuis lors, elle devint une Église nationale indépendante. Son chef est le Métropolitain primat de Roumanie, qui réside à Bucharest. Le clergé roumain se divise en deux catégories: les moines de Saint Basile, astreints au célibat, et les prêtres séculiers, pouvant se marier. C'est dans la première catégorie seule que se recrute le haut clergé. La religion grecque fut pendant des siècles la religion dominante en Roumanie. Même sous le protectorat ottoman, les Roumains parvinrent à faire respecter le traité qui défendait de construire des mosquées sur leur territoire. Jamais les Turcs, il faut le dire à leur louange, ne firent la moindre tentative pour contrevenir à cette défense.