III. Bucarest, aspect de la ville. Les mines de sel de Slanic. Les sources de pétrole de Doftana. Sinaïa, promenade dans la forêt. Busteni et le domaine de la Couronne.

L'entrée à Bucarest est une déception pour l'étranger. De la gare au centre de la ville, on traverse des rues dignes des villages les plus primitifs, des rues bordées de masures en ruine et de boutiques infectes, où les trottoirs disparaissent sous des monceaux de fruits et de légumes. Mais l'impression se modifie bientôt. À ces faubourgs malpropres succèdent de superbes artères, où des édifices luxueux rappellent ceux des plus grandes villes d'Europe.

Les Roumains sont très fiers de leur capitale, et vantent volontiers le confort qu'on y trouve. Ils comparent, avec un visible amour-propre national, leurs voies publiques, admirablement pavées, aux abominables rues de Belgrade, où, après un quart d'heure de voiture, on a les reins brisés. Aussi se plaisent-ils à appeler Bucarest le Paris de l'Orient. Déjà en 1884, M. de Blowitz, revenant d'une promenade en Orient, disait: «Je ne crois pas qu'il existe au monde une ville qui représente aussi fidèlement que Bucarest le pays dont elle est la capitale.... La ville de Bucarest, à cette heure, c'est l'image vivante et curieuse de la Roumanie. Elle se dégage de son incohérence d'hier, et aspire aux splendeurs de demain. Le haillon se teint en pourpre, l'ambition va grandissante: c'est la capitale naissante d'un royaume qui naît.»

Avec non moins de vérité, Carmen Sylva, la reine de Roumanie, disait en 1892: «Le Bucarest oriental et pittoresque, le Bucarest aux petites maisons enfouies dans la verdure, où l'on disait: la maison de Monsieur un tel ou de Madame une telle (en nommant ces gens par leur nom de guerre), disparaît pour faire place à une ville comme toutes les autres. Il ne paraît oriental qu'à ceux (p. 398) qui viennent de l'Occident. Ceux qui viennent de l'Asie, traversent le Danube avec un soupir de satisfaction.—Ah! disent-ils, nous voici en Europe.»

Encore aujourd'hui Bucarest nous apparaît avec tout l'orgueil, toute l'ambition de l'affranchi d'hier, qui cherche, par son luxe nouveau, à faire oublier son trop récent état de servage. De là, ces contrastes frappants auxquels on se heurte à chaque pas dans la cité: ici des maisons basses, vrais taudis de bohémiens, d'où s'échappent des gens à peine vêtus; là des palais somptueux, comme ceux de la Caisse d'épargne et de l'Hôtel des Postes, des cafés richement décorés, où s'étale toute la haute société roumaine. D'un côté, des boutiques de ferblanterie, comme celles de la rue de Leipzig, où les détaillants exhibent toutes leurs marchandises sur les trottoirs; de l'autre côté, des magasins luxueux, du goût le plus moderne, pouvant rivaliser avec les plus beaux magasins de Paris.

Les différentes classes de la société présentent la même antithèse. D'une part, la caste inférieure, qui n'a pu encore se dépouiller de l'allure craintive et timide que lui a laissée son long esclavage; et d'autre part, la classe riche qui, voulant tout d'un coup s'élever au niveau de la civilisation moderne, s'inspire des mœurs et de la littérature étrangères, et qui, à cause de cela, n'a aucune physionomie propre. Dès qu'on est au centre de la ville, on ressent cette impression du plagiat de Paris, Paris l'idéal, copié dans ses monuments, dans ses magasins et même dans l'allure de ses habitants. Mais si les plus beaux édifices publics sont bâtis en style parisien, les maisons particulières ne sont malheureusement pas toujours construites dans le goût le plus pur. La fortune privée est peu importante, et pourtant chacun veut créer du monumental. De là, ces vieilles constructions tout habillées de plâtre neuf, à grand relief, qui s'effritent aux premières rigueurs de l'hiver, et qui sont en perpétuelle réparation.

De par sa situation au milieu d'une grande plaine largement ouverte au nord-est, Bucarest a tous les inconvénients du climat sibérien. L'hiver y est si long et si dur qu'on n'y circule qu'en traîneau pendant trois mois. En été, le thermomètre monte parfois jusqu'à 40 degrés, et les températures extrêmes peuvent présenter des écarts de 70 degrés. Aussi les beaux arbres sont-ils fort rares: ceux du Nord ne résistent pas aux chaleurs torrides de l'été, et ceux du midi et de l'Orient succombent sous les froids rigoureux de l'hiver.

Les voitures publiques, très nombreuses, sont légères, commodes, toujours attelées de deux chevaux fringants, russes ou moldaves, et conduites par des cochers à longue robe de velours serrée à la taille par une ceinture de couleur, et la tête couverte d'une casquette plate. Les voitures les plus propres, les chevaux les plus vifs appartiennent à des cochers russes de la secte des «lipovanes», secte religieuse qui pratique le malthusianisme le plus barbare. Ces cochers, vulgairement appelés à Bucarest «castrati», se reconnaissent à ce signe caractéristique que tous s'épilent la figure, tandis que les cochers roumains non affiliés se contentent de se raser la moustache. Ils sont bons, honnêtes, fort habiles, et bien qu'ils aient des tarifs plus élevés que les cochers roumains, ils sont très recherchés.

Bucarest n'a qu'une population de 250 000 habitants, et cependant sa superficie est égale à celle de Vienne: 30 kilomètres carrés. Aussi, lorsque de l'une ou de l'autre colline, on jette un regard sur la ville, on est frappé du grand nombre de jardins et de terrains vagues que l'on y aperçoit. Les constructions, les rues, les places publiques, n'occupent que le quart de son étendue. Aux extrémités de la ville, se trouvent disséminés de misérables faubourgs; la ville proprement dite s'étend dans le voisinage de la Dimbovitza. Sur la rive gauche, se concentrent les ministères, les palais, le quartier commerçant; sur la rive droite, se groupent des monuments religieux et des établissements de bienfaisance.

(p. 399) Nous commençons la visite de la ville par une de ses plus anciennes églises, la Métropole, construction en style néo-byzantin, datant de 1656. Elle est située sur une colline de la rive droite, et l'on y jouit d'une vue admirable sur une partie de la ville. Tout autour se trouvent les bâtiments de l'ancien monastère, modifiés et transformés aujourd'hui, ceux de gauche en résidence du métropolitain, ceux de droite en Chambre des députés.

Au bas de la colline, au premier plan du panorama qui se déroule devant nous, s'élève, au milieu de jardins fleuris, l'église de Domna Balasa, la plus belle et la plus luxueuse des églises de Bucarest. Cette église, qui après celle de Curtea de Arges passe pour la plus remarquable de la Roumanie, est un chef-d'œuvre de style néo-byzantin.

Domna Balasa est entourée d'hôpitaux fondés, ainsi que l'église même, par la fille de Constantin Brancovan, l'avant-dernier voïvode indigène de la Valachie.

Le nombre des hôpitaux est très considérable à Bucarest, et de tout temps de riches particuliers ont légué leur fortune pour la création et l'entretien de ces établissements de bienfaisance, qui font la gloire de la Roumanie. Leur nécessité s'explique par les maladies épidémiques qu'amène annuellement le contact de la Roumanie avec les ports d'Orient.

Tout près de Domna Balasa se trouve l'église de Spiritou Nou, remarquable par ses vastes proportions. Cet édifice, qui date de 1858, a remplacé une ancienne basilique où les princes phanariotes se faisaient couronner à leur retour de Constantinople.

Hormis ces quelques édifices religieux, la rive droite de la Dimbovitza n'offre que peu d'intérêt; et pour se donner une juste idée du Bucarest moderne, il faut se rendre dans l'artère principale de la ville, la Calea Victoriei, ainsi appelée au lendemain de la victoire russo-roumaine sur la Turquie, en 1877-78.

Ici, se concentre tout le mouvement, et dans cette rue interminable s'échelonnent le Palais, l'Évêché, l'Athénée, le Théâtre, les Ministères, les Ambassades. Les magasins les plus luxueux s'ouvrent sur la Calea Victoriei, et, devant les principaux hôtels, le long des trottoirs, sont attablés de nombreux consommateurs, dégustant des glaces et des confitures exquises et variées. Tout à l'extrémité de la Calea Victoriei, s'ouvre la fameuse chaussée de Kisselef.

Cette chaussée, qui est pour ainsi dire le Bois de Boulogne de Bucarest, est la promenade favorite et (p. 400) presque obligatoire de la société élégante et mondaine. Tous les jours, en hiver, alors que la neige recouvre la ville, et au printemps qui brusquement succède aux hivers rigoureux, c'est dans ces grandes avenues, de deux à quatre heures, un luxe inouï de traîneaux et d'équipages. En été, la chaussée est absolument déserte, et cette longue avenue solitaire, sans ombre, brûlée par le soleil, encadrée d'arbres sans vigueur, n'est pas faite pour enthousiasmer le voyageur.

À l'entrée de la chaussée s'élève le palais de l'ancien ministre Stourdza, chef du parti libéral. Ce palais colossal, bien qu'un peu surchargé d'ornements, n'en est pas moins une construction fort imposante. Il fait face au boulevard Coltei, de création récente, où l'on rencontre une série d'hôtels nouveaux, tout blancs, à l'aspect original. La plupart de ces constructions appartiennent à des particuliers riches; mais, de même que la chaussée, ce boulevard est désert, et les propriétaires de ces riantes habitations sont dispersés dans les lieux de villégiature recherchés en Roumanie.

Mais tous ces quartiers nouveaux, quelque riants qu'ils apparaissent, n'ont aucun cachet original, et l'on se prend à regretter que les Roumains, dans leur légitime ambition de placer Bucarest à la hauteur des grandes villes occidentales, se soient laissé entraîner à une véritable rage de démolition, au point d'effacer, pour ainsi dire, toute trace du passé. Ce que les guerres ont épargné, les Roumains, pour l'esthétique de leur capitale, le détruisent tous les jours.

Il reste pourtant un petit bijou d'église qui, malgré son état de vétusté, est encore appropriée au culte grec: c'est le Straviopolis. Cette construction, vieille de deux cents ans, est en style byzantin bâtard, avec un curieux péristyle arabe, aux arcades trilobées, empruntées au style mauresque. Les emprunts au style arabe sont, d'ailleurs, très fréquents en Roumanie, et constituent un des traits distinctifs de l'architecture roumaine.

Terminons notre promenade à travers la ville, par une visite à l'Université, qui renferme, outre les locaux destinés aux facultés de théologie, de médecine, etc., une grande salle réservée au Sénat roumain, ainsi que différents musées. Au musée d'archéologie, nous retrouvons les superbes fresques anciennes enlevées aux monastères, les manuscrits précieux, les tapisseries brodées. Mais la perle de ce musée est le trésor de Petrossa, autrement dit le trésor des Goths. Ce trésor se compose de dix pièces en or massif, datant du IIe siècle de notre ère. Il fut découvert en 1837 par des ouvriers qui le vendirent à vil prix à des bohémiens de passage. Ceux-ci, pour reconnaître la nature du métal, fendirent à coups de hache plusieurs de ces objets, entre autres un plat merveilleux, décoré de figurines à relief, qui se trouve au musée. Parmi les pièces qui échappèrent au massacre, il faut citer un diadème orné de gros grenats, une coupe enrichie de pierreries, une grande aiguière, un anneau massif. La découverte de ce trésor constitue une très importante révélation archéologique.

On ne peut quitter Bucarest sans visiter Cotroceni, le premier palais du roi de Roumanie, aujourd'hui résidence du prince-héritier Ferdinand de Hohenzollern. Le palais, entouré de jardins, est situé un peu en dehors de la ville, sur une colline boisée.

C'est un ancien monastère fondé en 1679 par un Cantacuzène, et quoique transformé et considérablement embelli il a conservé son aspect monacal: il est froid, sévère et triste. On y pénètre par une grande porte voûtée qui mène dans une première cour, où les cellules et les cloîtres sont convertis en communs. Au milieu d'une seconde cour, se trouve l'église, derrière laquelle s'abrite le palais, artistement orné de guirlandes et de cabochons en majolique. L'intérieur, qu'on nous permet de visiter en détail, est fort riche, et décoré avec tout le goût, le luxe et le confort modernes. Le grand hall est peuplé des victimes cynégétiques du prince: ours, sangliers, aigles, (p. 401) coqs de bruyère. Dans le cabinet de travail, de nombreuses cartes marines, des coupes, des plans de navires, indiquent les goûts et les études préférées de l'héritier de la Couronne. À l'étage, on trouve le home: les boudoirs, les salons privés de la famille, les chambres d'étude des jeunes princes, leurs salles de jeux, encombrées de jouets luxueux. Tout cela est gai, riant, séduisant, et forme contraste avec l'aspect austère de la façade extérieure. Entre Bucarest et Sinaïa, se rencontre Slanic, qui possède une des exploitations de sel gemme les plus importantes de la Roumanie. Un tronçon de chemin de fer, greffé sur la ligne principale, nous y mène directement.

Les couches de sel gemme s'étendent d'une manière ininterrompue, mais à des niveaux très différents, sur tout le versant moldave et valaque des Carpathes. Ainsi, à Rimnik-Sarat, en Moldavie, on voit une montagne de sel scintillant au soleil; dans d'autres régions, le gisement affleure le sol; mais le plus souvent il faut creuser à dix, vingt, et même trente mètres de profondeur. Certaines couches n'ont qu'une épaisseur de deux mètres et demi à trois mètres, mais la plupart ont une épaisseur beaucoup plus considérable.

Le sel roumain constitue une des grandes richesses du pays, et il pourrait, pendant des siècles, approvisionner l'Europe entière. En général, il est très blanc et cristallin, mais la qualité n'est pas partout la même, et l'on trouve, dans les meilleures salines, des veines striées de rubans noir bleuté. Ces stries indiquent la présence de l'argile, et le sel qui en provient n'est pas livré à la consommation: on s'en sert uniquement pour les besoins de l'agriculture. Parfois aussi, dans certaines couches, se rencontrent des poches pétrolifères qui communiquent au sel une saveur très caractéristique que l'on retrouve même dans le pain auquel on ajoute de ce sel.

Depuis 1862, l'État a monopolisé l'exploitation du sel gemme. Comme la production était trop importante en ces derniers temps, il a arrêté le travail dans les mines de Doftana, dont le produit annuel était de 25 000 tonnes, mais dont le sel était plus bleuâtre et de qualité inférieure à celui de Slanic. Il ne reste donc plus en activité aujourd'hui que les exploitations de Slanic, de Targul-Ocna et d'Ocna-Mare.

La profondeur actuelle de la mine de Slanic est de 100 mètres. Au passage de la cage de descente, on aperçoit à 20 ou 30 mètres une première galerie, puis bientôt on arrive au niveau de la grande salle, taillée en voûte comme une superbe ogive, de 60 mètres de hauteur. On se croirait dans une cathédrale de marbre, dont les murs scintillent sous les reflets blafards des grandes lampes électriques. Les parois ressemblent, en effet, à s'y méprendre, au marbre dépoli, et, comme pour rendre l'illusion plus grande encore, on a ménagé le long de ces énormes murailles des parties saillantes, formant contrefort, et représentant des piliers carrés.

Trois cents ouvriers, tout habillés de blanc, travaillent dans cette grande salle; quelques-uns ne conservent que le pantalon, car la besogne est rude. L'extraction se fait dans le bas dans le sol même, qui va ainsi toujours s'approfondissant. Depuis la muraille jusqu'au petit chemin ménagé au centre de la galerie pour la circulation des wagonnets, on creuse, à la pioche, des sillons parallèles, distants de 60 centimètres et ayant 20 centimètres de largeur sur 50 de profondeur. Puis, au moyen de lourds leviers actionnés par deux ou trois hommes, on détache du sol de gros blocs qu'on divise ensuite en morceaux de 25 à 50 kilos. Dans (p. 402) la salle que nous visitons, le travail est exécuté par des hommes libres, mais dans des galeries séparées, il est fait par des forçats. Avant 1848, ces malheureux, une fois descendus dans la mine, ne remontaient plus au jour, et bien peu d'entre eux survivaient à trois ou quatre années de ce régime barbare. Aujourd'hui, leur vie est devenue supportable et, tous les jours, après huit heures de travail en hiver et douze heures en été, ils rentrent au pénitencier. En outre, ils reçoivent une gratification de 60 à 80 bani par jour.

Le sel de Slanic est réputé le plus beau de la Roumanie, et ses salines seules fournissent au commerce 300 000 kilos par jour. On le débite sous deux formes: ou bien en gros blocs informes, ou bien pilé sur place et mis en sac. Après la Serbie, les principaux débouchés sont la Bulgarie et la Russie.

À peine avons-nous quitté Slanic, que nous entrons dans la région pétrolifère. Toutes les gares sont encombrées de wagons-réservoirs qui répandent au loin une odeur nauséabonde. Nous sommes dans le district de Prahova, qui occupe le premier rang dans la production totale du pays.

De Campina, où nous faisons arrêt, nous nous rendons en voiture à Doftana pour visiter les puits et les raffineries. Aux approches du village, de larges conduites, longeant la route et suintant un liquide gras et boueux, annoncent le voisinage de la région industrielle. Il nous faut mettre pied à terre devant la Doftana, dont les eaux sont si basses qu'elles forment une série d'îlots rocailleux entre lesquels se précipitent des courants impétueux. Un pont en bois traverse la rivière. Pour y aboutir, il faut marcher pendant cinq minutes sur la crête étroite d'un mur qui longe la rivière, et qui retient ses eaux aux époques des crues. Mais notre équipage, qui ne peut naturellement suivre cette route d'acrobate, doit descendre dans la rivière, chercher les endroits guéables, et, par de nombreux circuits, gagner la rive opposée. Nous voici dans la région des exploitations. À droite et à gauche, un peu partout autour de nous, d'énormes pylônes en charpente nous indiquent les puits en activité. Tout le sol est imprégné de pétrole, l'air est saturé de ses émanations, et les arbres tout alentour sont sans feuillage. Comme au Caucase et en Amérique, le forage des puits se fait au moyen du derrick. Mais on ne rencontre que rarement, en Roumanie, ces sources où, sous la pression des gaz emmagasinés, la soude fait jaillir violemment le liquide au-dessus du sol. Généralement on a affaire à des nappes souterraines non jaillissantes, ou à des couches d'argile ou de schiste qui retiennent le pétrole à la façon d'une éponge. Dans ce dernier cas, on fore le sol en plusieurs endroits, et le pétrole va se réunir, par exsudation, au fond d'un puits creusé au moyen d'une pompe à succion.

Mais que l'on se trouve en présence d'une nappe souterraine, ou que le pétrole se dépose par suintement au fond d'un puits artificiel, la manière de l'amener au jour est la même. On descend dans les trous de sonde, garnis au préalable de tuyaux en fonte comme les puits artésiens, un cylindre de 4 à 5 mètres de longueur sur 15 à 20 centimètres de diamètre, et muni d'un clapet à son extrémité inférieure. Ce cylindre est suspendu à une longue chaîne qui, s'enroulant autour d'une poulie, au sommet du pylône, redescend et va se fixer à un balancier à contrepoids. Un ouvrier, à l'aide du balancier, fait agir tout le mécanisme, descend le cylindre dans le puits, et le remonte ensuite à la surface. Alors un second ouvrier ouvre la soupape, et le liquide se déverse dans des conduites de bois qui le mènent dans des réservoirs larges et peu profonds.

Le pétrole, à la sortie du puits, est un liquide épais, trouble et onctueux, de couleur brun-rouge avec des reflets verdâtres.

Des réservoirs, où on le déverse à sa sortie du sol, on le conduit, à l'aide de pipelines, aux usines de raffinage qui se trouvent dans la vallée. La pente du sol ne suffirait pas pour faire voyager le liquide chargé de matières étrangères, et on doit le refouler au moyen de pompes spéciales, parfois très puissantes.

(p. 404) À la raffinerie, on soumet le pétrole à des températures s'élevant jusqu'à 270 degrés centigrades. Pour les opérations de distillation, on l'enferme dans des cornues d'où les gaz ne peuvent s'échapper. Il s'y transforme en naphte, gazoline, etc., etc.

La profondeur des forages varie considérablement, car le pétrole est distribué, dans toute la région des Carpathes, à des différences de niveau très sensibles. Jusqu'au milieu du XIXe siècle, on ne creusait guère au delà de 30 mètres, pour recueillir ce liquide, dont on se servait uniquement pour le graissage des voitures. Aujourd'hui, on fore les puits à une profondeur variant de 130 à 400 mètres, et la production qui, déjà, en 1900, avait été de 247 000 tonnes, a notablement augmenté en 1901, grâce surtout à l'extension prise par la Steana Romana, la plus importante des Sociétés roumaines pour l'exploitation du pétrole.

Mais les progrès de l'exploitation ne sont pas en rapport avec l'importance des gisements pétrolifères; et les vices d'organisation des Sociétés exploitantes, l'absence de dividendes rémunérateurs, éloignent les capitaux étrangers cependant si nécessaires à la prospérité industrielle de la Roumanie.

La promenade de Campina à Sinaïa par la route de voiture est une des plus poétiques qu'on puisse rêver. Une série de paysages riches, d'un coloris superbe, se déroule à nos yeux, tandis que nous remontons la vallée de la Prahova. La rivière est bordée de rochers rougeâtres couverts de maigres prairies, dans le bas. Dans le haut, des touffes de saules, d'un gris d'argent, sont jetées en désordre sur leurs flancs. Les fermes sont plus grandes, mieux construites, bien entretenues, et les habitants n'ont plus l'aspect servile et craintif, l'air de chien battu que nous avons remarqué chez presque tous les campagnards.

Une importante fabrique de ciment groupe autour d'elle tout un village aux habitations blanches, recouvertes de tuiles rouges. C'est la richesse qui pénètre dans la région; mais avec elle le charme, la poésie disparaissent, et bientôt cette route sera souillée et ternie par les fumées des usines qui ne tarderont pas à s'installer sur ses bords.

Au fond de la vallée, large et profonde, roule la Prahova, dont les méandres et les circuits innombrables vont se perdre dans la plaine lointaine. Ses eaux, divisées en une infinité de minces filets, scintillent au soleil comme de longues et capricieuses traînées d'argent, escortées des deux rubans d'acier de la voie ferrée. Franchissant des ravins sauvages, côtoyant de sombres précipices, nous entrons dans la forêt, suivant à mi-côte les sinuosités de la montagne.

Au cœur de la forêt, au pied d'un énorme rocher de 2 500 mètres, tout dentelé, tout dénudé, s'abrite Sinaïa.

Sinaïa, villégiature de création récente, doit sa prospérité au séjour du roi et de la reine de Roumanie, qui choisirent un des sombres vallons de la Prahova comme résidence d'été. Autour d'eux, se groupa bientôt toute la haute société du royaume: ministres, députés, ambassadeurs, dignitaires de la Cour et de l'armée. Aujourd'hui, tout ce que Bucarest a de plus distingué passe l'été à Sinaïa.

Nous pénétrons dans Sinaïa par une large et somptueuse avenue, bordée de villas magnifiques, qui aboutit à un jardin tout émaillé de fleurs, égayé de jets d'eau, avec de vastes pelouses, courtes et serrées, servant de plaines de jeux. Les hôtels de Sinaïa sont établis dans ce jardin. Ils ne sont guère nombreux, du reste: trois, quatre, peut-être. Aussi sont-ils bondés d'étrangers, et nous avons de la peine à y trouver logement.

(p. 405) À l'hôtel Sinaïa, qu'on nous a spécialement recommandé, l'hôtel Caraïman étant en reconstruction, il ne reste plus que des mansardes au second. Comme nous hésitons à accepter ce logement, on nous montre des chambres voisines, disposées de la même manière et occupées par des ambassadeurs. Cela nous décide.

L'hôtel est bon, mais d'une propreté orientale à laquelle malheureusement nous ne parvenons pas à nous faire. Dans la plupart des appartements, on ne trouve que des divans, qui, pour la nuit, sont transformés en lits, et qui, le jour, servent de sièges.

Au restaurant, toutefois, on se croirait encore à Paris. Tout le monde parle français; on sert la cuisine française, et seule la mignonne tasse de café turc, qu'on vous présente à la fin du repas, vous rappelle que vous êtes aux portes de l'Orient.

Les vins roumains sont généralement fins et délicats. Les vins blancs de Dragashani et de Cotnar surtout, conquièrent immédiatement nos suffrages. Nous apprécions moins favorablement les vins rouges, dont on semble faire beaucoup de cas, et qu'on cherche à mettre sur le même pied que les vins du Bordelais. Bien que les Roumains aient fait de louables efforts pour faire prospérer leurs vignobles, qu'ils aient même fait venir de France de nombreux vignerons pour la préparation de leurs vins rouges, ceux-ci ne pourront jamais supporter la comparaison avec les vins français.

À Sinaïa, la vie est luxueuse et chère; d'ailleurs, le Roumain riche est dépensier: il aime la toilette, le plaisir: c'est un civilisé dans toute la force du terme.

Le monde qui nous entoure à l'hôtel est du monde officiel. C'est l'hôtel des ambassadeurs, des ministres à portefeuille. Il y a là des familles roumaines qui mènent grand train, et se distinguent par des allures fort mondaines.

Les grands noms qu'elles portent me rappellent une des particularités de l'état civil roumain. Ce n'est pas qu'on puisse mettre en doute l'authenticité de leur haute origine; mais, jusqu'en ces dernières années, l'hérédité des noms n'existait pas. Généralement même on s'appelait tout simplement Jean fils de Philippe, Philipesco, comme on dit en Serbie Pavitsh, fils de Paul, et chacun pouvait à son gré ajouter à son prénom le nom de son voisin, voire le nom d'un prince ou d'un général illustre, qu'il faisait sien, et transmettait à ceux de ses héritiers qui voulaient l'accepter. De sorte que ces grands noms, qui nous rappellent des (p. 406) personnages célèbres, ne doivent pas nous faire croire qu'on se trouve nécessairement en présence de leurs descendants, mais plutôt des descendants d'un admirateur de leur nom illustre.

Une rafale épouvantable, accompagnée d'une pluie diluvienne, a secoué nos fenêtres durant la nuit entière, et le matin, à notre lever, nous voyons les routes, lamentablement boueuses, se perdre dans un brouillard de triste augure. Que faire à Sinaïa quand il pleut? On n'y voit ni kursaal, ni casino; et dans les hôtels, trop étroits déjà pour le nombre de voyageurs qui s'y entassent, on trouve à peine un salon de lecture et une salle de billard. Malgré la pluie fine et persistante, nous nous décidons à faire une promenade d'exploration.

Montant un peu dans les bosquets derrière l'hôtel, nous arrivons bientôt au monastère. Fondé en 1695 par Michel Cantacuzène, il se compose, comme tous les monastères de quelque importance, de deux cours autour desquelles sont distribuées les habitations des moines et les dépendances du couvent. Au centre de chacune des deux cours, se trouve une petite église byzantine. L'une d'elles est aujourd'hui en voie de restauration, et, grâce au concours du roi, la restauration promet d'être fort belle.

Longtemps le monastère servit d'asile, dans les temps de troubles, aux habitants de la plaine, qui cherchaient un abri dans les montagnes; plus tard, il offrit encore l'hospitalité aux voyageurs.

Lorsque le roi Carol et la reine Élisabeth, attirés par le charme puissant, l'étrange poésie de la forêt de Sinaïa, la plus verte et la plus touffue des Carpathes, vinrent pour la première fois y passer une partie de la belle saison, c'est dans les dépendances du monastère qu'ils s'installèrent d'abord.

Ce n'est qu'après quelques années de villégiature qu'ils se décidèrent à construire, dans un vallon poétique, derrière le couvent, un château de plaisance qui, grâce au goût artistique de la reine, devint un des joyaux de la Roumanie. Bientôt, cet exemple fut suivi, et du sein de la forêt s'élevèrent, de tous côtés, de gracieuses villas, de ravissants chalets. Le Gouvernement construisit deux hôtels de passage pour les voyageurs: Sinaïa était créé.

Le château royal, Castel Pélès, prend son nom de la montagne sur laquelle il est situé. Vu de loin, il surgit d'une épaisse forêt de sapins que dominent les arêtes nues et rosées des monts Bucegi. Cette superbe construction, en briques et en bois, où le gothique se mêle au byzantin, est un ensemble harmonieux et séduisant de tourelles élancées, de pignons tronqués, avec de vastes terrasses et des balcons hardis. C'est un rêve d'artiste, de poète, et cet artiste, ce poète, c'est Carmen Sylva. En effet, qui parle de Sinaïa évoque immédiatement l'image de la souveraine, de la créatrice de cette charmante station d'été. La reine de Roumanie, on le sait, est une de ces femmes supérieures vivant de poésie, d'art et de mélancolie. Elle parcourt volontiers la forêt, elle en connaît tous les détours, et, pour pouvoir y rêver plus à loisir, elle s'est fait construire une demeure aérienne, un chalet suspendu dans des arbres, tout au sommet d'un de ces pics nombreux qui dominent Sinaïa. C'est le Nid de la Princesse, comme on l'appelle ici. De là, son regard s'étend sur tous les environs.

Il y a quelques années, il n'était pas rare de la voir errer dans les bois, revêtue, ainsi que les dames de sa suite, du charmant costume national, qui seyait à merveille à sa taille haute et majestueuse. Mais cette noble tentative pour remettre en honneur, parmi les dames de la haute société, le gracieux costume blanc, semé de broderies byzantines, n'a pas rencontré le succès qu'elle méritait. Les Roumaines, moins poétiques que leur souveraine, sont fascinées par les modes de Paris, et le costume national aujourd'hui fait tache à Sinaïa. On ne le retrouve plus guère que comme article de curiosité, au marché qui se tient le dimanche matin, le long de la grand'route. Des paysannes y étalent sur le gazon, au bord du chemin et sur les clôtures des jardins, leurs broderies superbes, des chemises aux dessins riches et variés, des voiles vaporeux et des articles (p. 407) de toilette travaillés avec un goût exquis et tout à fait artistique. Vraiment Sinaïa est un lieu de villégiature étrange! On croirait devoir rencontrer ici des succursales de toutes les grandes maisons de Bucarest, des magasins où la foule élégante puisse satisfaire tous ses caprices. Erreur!

Nous avons parcouru Sinaïa-village. Il ne se compose que d'une ruelle tortueuse et fort en pente. On n'y voit qu'une modeste épicerie à côté de quelques misérables échoppes où l'on vend du poisson et des légumes. À Sinaïa même, vous trouverez un coiffeur, un photographe, des pâtissiers; mais tous les articles de nécessité première y font absolument défaut.

Ce qui fait l'attrait, le charme spécial de la localité, ce sont les ravissantes promenades qu'on peut varier à l'infini dans les vallées et sur le flanc des montagnes. Dès qu'on quitte la grand'route, on s'engage dans des sentiers parfaitement entretenus qui mènent au cœur même de la forêt; et c'est ici que l'on comprend le royal caprice de Carmen Sylva. On ne peut rien rêver de plus sauvage, de plus poétique, de plus idéal. C'est la forêt vierge, dans toute l'acception du mot. Des arbres de six mètres de pourtour à la base et hauts de cinquante mètres au moins, se pressent les uns contre les autres. Ce sont pour la plupart des sapins et des hêtres, dont la sombre verdure habille les rochers sur une grande altitude.

Tout le sol est tapissé d'immenses fougères et de mousse. Ça et là, d'énormes troncs renversés restent abandonnés sur le sol. Personne ne les enlève. La forêt fait partie du domaine royal, et le roi, qui ailleurs exploite très intelligemment ses propriétés, ne veut pas qu'on y touche, qu'on enlève quoi que ce soit à cette nature superbement sauvage; et l'ouragan seul peut renverser les géants de la forêt.

Chaque sentier de la montagne aboutit à un site différent. Le hasard nous mène à la promenade Sainte-Anne, à la limite de la forêt. Au delà, au-dessus de nos têtes, c'est une arête nue, d'un gris rosé, une arête qui paraît infranchissable; et pourtant, tout en haut, nous apercevons un pavillon qui semble nous narguer.

Mais il se fait tard, et le temps est incertain. Nous n'osons pas nous aventurer plus loin. Du haut d'un refuge, adossé d'un côté au rocher, tandis que de l'autre il repose dans les branches d'un de ces grands sapins que nous avons tant admirés, nous jouissons d'une vue remarquable sur les vallées profondes et verdoyantes qui s'ouvrent au-dessous de nous. Castel Pélès est à nos pieds, comme un minuscule jouet d'enfant, perdu dans l'immensité sombre. Sinaïa tout entier est caché par la forêt, et tout autour de nous c'est la solitude, le silence majestueux et profond.

La brave femme, gardienne du refuge, nous présente du meilleur cœur son manteau de fourrure pour nous protéger contre le froid piquant de la montagne; mais nous nous contentons de la délicieuse tasse de café turc qu'elle nous offre, et qui, pris tout brûlant, calme promptement le frisson que nous avions ressenti à notre arrivée. Et pendant les quelques moments que nous passons encore chez elle, elle chante, en s'accompagnant de la mandoline, les mélancoliques chants nationaux roumains.

(p. 408) Si, par les jours de pluie, Sinaïa semble désert et maussade, dès que le soleil paraît quelles joyeuses envolées vers tous les coins de la forêt! La musique militaire éclate en bruyantes fanfares dans les jardins, tandis que la musique tzigane fait retentir les échos de la montagne de ses accents sauvages et passionnés.

Une des plus intéressantes excursions aux environs de Sinaïa est celle de Busteni, jolie localité située à quelque distance de là. Si l'on a le choix, il faut s'y rendre le dimanche dans l'après-midi. Busteni est alors le rendez-vous des paysans et des paysannes, qui viennent y prendre leurs ébats.

La route qui y mène est resserrée entre de superbes rochers rosâtres qui s'élancent vers le ciel, et la rivière Prahova, dont le lit énorme et en grande partie desséché est sillonné par une infinité de petits filets d'eau. C'est certainement un des coins les plus sauvages des Carpathes du sud. On est immédiatement au-dessous de ces énormes masses nues et dentelées, dont les premiers contreforts seuls sont couverts par la forêt.

Les habitants de Busteni ont revêtu aujourd'hui dimanche leurs plus beaux atours, et les paysannes scintillent sous les feux des paillettes qui recouvrent leurs toilettes de fête. C'est que tous les dimanches il y a des danses publiques dans le village. Aussi, de tous côtés, on entend les violons et les flûtes lancer leurs notes aiguës, et à chaque auberge les groupes se forment. Mais les vraies danses n'ont lieu que le soir.

Nous assistons ici, à une des curieuses petites scènes qui accompagnent les mariages roumains. À l'abri de la véranda d'une ferme se trouvent les parents et amis des futurs mariés. Tout à coup, la fiancée, en toilette voyante, le voile semé de paillettes d'or, s'échappe de la maison en courant, et se précipite sur la grand'route, feignant de fuir. Aussitôt le fiancé et deux de ses amis se mettent à sa poursuite, la rattrapent et l'entraînent de force dans la maison. Cette scène est, paraît-il, conservée dans les mariages roumains en souvenir de l'enlèvement des Sabines.

À Busteni, se trouve une des douze propriétés faisant partie du Domaine de la Couronne. On s'est plu à y ériger des écoles-modèles, des maisons-modèles, des fermes-modèles. On y trouve aussi des scieries, des fabriques de tissus: bref, c'est un modeste village en voie de devenir une vraie cité industrielle et riche.

Le Domaine de la Couronne exerce partout, du reste, une influence salutaire sur les campagnards. Grâce aux nombreuses écoles construites par l'Administration du Domaine, les paysans sont mis au courant de la manière rationnelle de cultiver la terre, et d'utiliser les derniers perfectionnements de l'agriculture. On leur enseigne ce qui concerne les plantations, l'élevage des bestiaux, l'agriculture. Tous les efforts de la Couronne, puissamment secondés par des auxiliaires intelligents, sont dirigés vers l'amélioration des classes rurales. Dans le cours de son règne, le roi a multiplié les voies de communication, tracé des grand'routes, fait appel aux ingénieurs étrangers pour construire des chemins de fer. D'autre part, rien n'a été négligé pour instruire le paysan, pour assainir son habitation, pour lui procurer l'outillage nécessaire, pour l'affranchir de ses nombreux exploiteurs. Mais, on ne saurait assez le répéter, le servage a laissé des traces profondes; et si certaines régions centrales, et notamment celle qui s'étend de Prédéal à Bucarest, se sont merveilleusement et intelligemment développées, les confins montagneux de la Roumanie sont encore, à peu de chose près, ce qu'ils étaient sous la domination turque.