II. Le monastère d'Horezu. Excursion à Bistritza. Romnicu et le défilé de la Tour Rouge. De Curtea de Arges à Campolung. Défilé de Dimboviciora.

À 65 kilomètres de Targu Jiul se trouve le monastère d'Horezu, tout près de la petite ville du même nom. Comme la route est assez fatigante, on a attelé à notre petite voiture habituelle, quatre chevaux, tous de front. Nous suivons une direction tout opposée à celle de Tismana; mais, comme hier, nous côtoyons le haut massif des Carpathes, et nous coupons transversalement une infinité de vallées qui descendent de la grande chaîne principale pour aller se perdre dans la puzsta Roumaine. Les vallées mêmes n'offrent guère d'aperçus remarquables, mais à chaque col nous découvrons des horizons immenses, empreints d'une poétique mélancolie. Tour à tour, nous dépassons de superbes forêts de chênes atteignant des hauteurs colossales, et de ravissants bois de bouleaux aux troncs d'argent et au feuillage frémissant. Nous faisons halte, tantôt sous un bosquet bien ombragé, où s'abrite un de ces puits à levier dont le bras unique se dresse vers le ciel, et où nos pauvres chevaux boivent à longs traits une eau pure et cristalline, tantôt à une modeste auberge de village, où nous pénétrons pour nous dégourdir un peu et aussi pour nous donner une idée de ces intérieurs villageois. Et tandis que, dans la salle commune, notre cocher prend sa petite bouteille de tzuica, liqueur de prunes, que les Roumains qualifient d'apéritif, l'hôte nous introduit dans la salle du fond, la salle d'honneur. Nous y trouvons comme meuble principal un grand lit-divan, scellé dans le plancher. Il est recouvert d'un beau tapis à rayures et de coussins ornés de broderies et d'initiales rouges et blanches. Aux murailles sont accrochées des chromolithographies alternant avec de gros nœuds de toile blanche, toujours brodés de la même façon et portant des initiales et des dates. Il n'y a dans toute la maison ni armoire ni commode. Elles sont remplacées par des coffres en bois de forme allongée, à la (p. 386) mode turque et serbe, dans lesquels on entasse pêle-mêle bijoux, souliers, vaisselle, toute la richesse. La salle du milieu est occupée par la famille. On y voit les métiers à tisser, des divans-lits, des poteries de toutes les formes, de très primitifs ustensiles de cuisine et un long baquet, creusé en forme de barque dans un tronc d'arbre. Ce baquet, qu'on retrouve dans toutes les maisons, s'emploie aux usages les plus divers. C'est le berceau portatif des enfants, le cuveau à laver des mamans et le bac à fourrage des bestiaux.

En général, durant la belle saison, les Roumains font la cuisine en plein air. Le soir, des familles entières se groupent près d'un brasier sur lequel bout la mamaliga, et à la nuit tombante la lueur rougeâtre du foyer, éclairant tous ces spectres blancs qui se meuvent alentour, donne au paysage un aspect effrayant et sinistre.

L'hôte, après nous avoir fait les honneurs de sa maison, nous présente son meilleur vin, qui, par parenthèse, n'était pas buvable; puis il nous mène à la cour de son établissement, où se dresse une roue-balançoire, la Grande Roue de l'Exposition de Paris, dans sa plus simple et sa plus rustique expression. Ces roues se rencontrent assez fréquemment, aussi bien en Moldavie qu'en Valachie.

Les villages que nous traversons—les rares villages devrait-on dire, car le pays est peu habité—se ressemblent tous. Ce sont toujours les mêmes fermes aux toits recouverts de planchettes de bouleau et devant lesquelles circulent des porcs de toutes les couleurs, munis d'une cangue triangulaire, ainsi que des groupes d'oies et de canards, entremêlés d'enfants nus. De l'intérieur de ces fermes, s'élancent de grands chiens qui aboient à la voiture et nous poursuivent, jusqu'à ce que le cocher, d'un bon coup de fouet, les rappelle à la bienséance.

Les églises de village, uniformément les mêmes, sont de style néo-byzantin et frappent de loin l'attention par leurs coupoles métalliques et leurs hauts tambours octogones, percés de larges baies cintrées.

Beaucoup d'entre elles sont décorées à l'extérieur de grandes fresques, qui leur donnent un cachet tout particulier. Les cimetières, généralement isolés au milieu des campagnes, sont plantés de lourdes croix byzantines peintes et décorées d'images pieuses sur fond or. Le long des routes se dressent aussi des croix sans origine funèbre, des croix élevées, comme dans beaucoup de pays montagneux, par la simple piété des fidèles. C'est ainsi qu'on voit fréquemment une croix plantée à côté d'une source, où même d'un puits isolé.

À midi, nous faisons halte à Podovraj, localité fort agréable, centre de plusieurs excursions intéressantes. Nous y trouvons plusieurs familles roumaines en villégiature.

Les Roumains ont adopté un genre de villégiature aussi simple qu'économique. Ils ne possèdent guère comme séjour d'été que Sinaïa, résidence royale où se réunit l'élite de la société, quelques stations balnéaires, telles que Slanic en Moldavie et Calimanesti, quelques grosses bourgades, situées au milieu des montagnes, comme Campolung, Ocna, etc. Aussi les familles dont les ressources sont restreintes, et qui doivent fuir la chaleur torride de la plaine, se rendent-elles de préférence dans des villages. Là, elles font accord avec l'un ou l'autre Tzigane, qui leur cède toute son habitation pour un ou deux mois. C'est dans ces logements primitifs qu'elles s'installent et passent leurs vacances, vivant au milieu des bois et de la nature sauvage des Carpathes, heureuses si elles habitent à proximité d'une auberge qui puisse leur fournir la nourriture. Pendant ce temps, le Tzigane campe où il peut. Il n'est, du reste, pas exigeant sous le rapport du gîte.

À Horezu, nous devions nous fier à notre cocher pour le choix d'un logement. Il nous mène dans une (p. 387) sorte de ferme que nous trouvons absolument vide. Personne dans la salle d'auberge, personne à l'étage, où nous jetons un coup d'œil rapide et furtif. Mais tout nous paraît si sale, si affreusement sale, que nous ne pouvons nous résigner à y passer la nuit, et nous nous mettons en quête d'un logement plus convenable. Après bien des recherches, nous trouvons une auberge moins préhistorique, presque moderne. L'hôtelier nous montre des appartements où les lits, il est vrai, sont remplacés par des divans à la mode roumaine, mais où les draps sont d'une blancheur d'excellent augure.

Hélas! l'augure avait menti. Toute la nuit, des insectes sauteurs dansèrent leur sarabande. L'ammoniaque, l'eau de Cologne, rien ne put en avoir raison, et nous fûmes obligés de passer notre nuit sans sommeil.

La petite ville d'Horezu est charmante et animée. Les habitations, moins quelconques qu'à Targu Jiul, ont un certain relief avec leurs larges balcons qui s'avancent sur la rue. Les habitants, les femmes surtout, ont l'air plus gai, avec je ne sais quoi de plus gamin. Le soir, à l'extrémité de la grande artère, des chants étranges, entonnés par des jeunes filles revenant de leur travail, parviennent jusqu'à nous. Ce sont des mélodies turques, avec des modulations toutes particulières, et ce chant est vraiment captivant, si captivant que nous suivons ces groupes jusqu'au moment où ils disparaissent à nos yeux, chantant toujours, et faisant retentir au loin les échos, de leurs trilles et de leurs notes élevées.

À vingt minutes de la ville se trouve le monastère d'Horezu. On se rend en voiture par la grande route jusqu'à la colline, que dominent les masses imposantes de la vieille abbaye. Là, le chemin devient si raide et si rocailleux, qu'il nous faut mettre pied à terre. À mi-côte, nous apercevons un moine de taille moyenne, qui gravit avec nous ce calvaire. Nous le suivons pas à pas, comme semble nous y convier le gentil sourire qui se dessine sous sa fine moustache, et bientôt, après lui, nous pénétrons dans la grande cour centrale du monastère, très animée en ce moment. Un laïque s'approche de nous, et après un court colloque avec le moine qui nous avait introduits, s'adressant à nous en un français très correct: «Madame la supérieure, nous dit-il, vous invite à passer au salon.» Nous étions stupéfaits. Nous ignorions que le monastère d'Horezu qui, de tout temps, avait été un couvent d'hommes, fût devenu un couvent de femmes, et le costume et la moustache de la supérieure nous avaient totalement induits en erreur. En effet, le costume des religieuses de Roumanie est complètement copié sur celui des moines. C'est la même robe noire, très ample, à larges manches, (p. 388) serrée à la taille par un cordon de laine noire qui retient le chapelet, et sur la tête, aux cheveux courts, c'est la même toque ronde et rigide, un peu moins haute toutefois que celle des hommes.

Pour des profanes comme nous, l'erreur était presque fatale, d'autant plus qu'au moment de la rencontre, la supérieure n'avait pas le voile qui se revêt seulement dans les grandes circonstances et pour la toilette du chœur.

Voulant accomplir à notre égard les devoirs de l'hospitalité, elle nous conduit à l'étage, dans un modeste salon meublé à l'orientale, c'est-à-dire garni, sur tout le pourtour, de larges divans. Une jeune religieuse, conformément à l'usage turc, fait circuler à la ronde un plateau avec des confitures et des verres d'eau glacée. Après quelques minutes d'entretien, comme nous manifestons le désir de prendre quelques photographies, la supérieure, spontanément, rassemble la communauté, qui vient se réunir, en costume de cérémonie, devant la porte principale de l'église.

L'abbaye d'Horezu est un des monastères les plus imposants et les mieux conservés de la Roumanie. Couvent d'hommes, autrefois, il est transformé aujourd'hui en hôpital, sous la direction des religieuses grecques orthodoxes. Aussi ne faut-il pas être surpris du triste spectacle qu'offrent les cours et les abords du monastère. Les misères humaines, dans tout ce qu'elles ont de plus hideux, de plus repoussant, viennent chercher ici un soulagement à leurs souffrances. Les religieuses ne reçoivent, chacune, de l'État, que la somme de 35 centimes par jour, alors que les moines en touchent 70; le Gouvernement prétend, qu'à raison du genre de travaux auxquels elles se livrent, elles parviennent plus aisément à subvenir à leurs besoins.

Le monastère d'Horezu fut fondé, dans la dernière moitié du XVIIe siècle, par Constantin Brancovan, avant-dernier voïvode indigène de Valachie, qui, aspirant en secret à délivrer son pays du joug ottoman, fut livré au sultan par les boyards, et périt à Constantinople dans les plus affreux supplices.

De loin, le monastère ressemble à un château féodal, avec son énorme donjon et ses quelques restes de fortifications. Mais à peine a-t-on pénétré dans la cour centrale que tout change d'aspect.

Des arbres magnifiques y projettent leur ombre sur les vastes constructions dont l'étage s'ouvre sur une ravissante galerie à colonnes, et à côté des anciens appartements princiers se dresse un délicieux petit pavillon formant avant-corps.

L'église, comme dans presque tous les monastères, occupe le centre de la cour. Elle est de style roumain très pur, nous dit-on là-bas. Somme toute, c'est du byzantin, d'aspect simple et sévère, sans surcharge d'ornements. Le portique est très richement décoré de peintures sur fond or. Cette jolie église servit, avec celle de Curtea de Arges, de type au pavillon roumain de la dernière Exposition de Paris.

Sur la route de Romnicu, beaucoup de villages présentent un petit air de fête. Rien n'est si original que ces fêtes paisibles, qui se passent dans un «dolce far niente». Les femmes sont groupées d'un côté de la route, les hommes de l'autre. À l'heure de la danse, tout ce monde s'entremêle, et l'on peut difficilement se faire une idée du charme et de la poésie de ces scènes villageoises. Mais ces gens sont timides à l'excès, et si l'on veut assister à leurs ébats, il faut user d'une très grande discrétion.

Nous faisons halte au village de Tomsani, et, autant par nécessité que pour nous dégourdir les jambes, nous quittons la voiture pour faire à pied la visite de l'abbaye de Bistritza.

Cette excursion, très vantée par nos guides, et qui, nous disait-on, ne comportait qu'une heure de marche, nous prend trois grandes heures. Entreprise en plein midi, sous un soleil de plomb, elle nous met vraiment à bout.

(p. 389) Certes, la vallée ne manque pas de poésie: de hautes montagnes, couvertes de forêts, se dessinent à l'horizon, et des fermes, où tout respire le bien-être et l'aisance, sont échelonnées le long de la route. Au fond des cours rustiques et ombragées, des femmes, en leur costume biblique, tenant en main de lourds fuseaux, filent la laine destinée à la famille.

Mais la vue de ces tableaux charmants ne dédommage pas de la fatigue que l'on éprouve sur cette route mal tracée, en partie défoncée, où l'ombre fait totalement défaut.

L'abbaye de Bistritza, aujourd'hui transformée en école militaire, nous cause une désillusion complète. À l'entrée, les bâtiments présentent une masse imposante, mais ils sont sans style et, disons-le, sans intérêt. L'officier de service en est si convaincu qu'il se borne à nous proposer la visite de la cascade, cachée dans un creux du rocher, derrière l'abbaye. Après le mécompte que nous venons d'éprouver, cette entreprise ne nous tente guère, et nous avons hâte de rebrousser chemin.

Nous avisons un paysan qui, après quelques pourparlers, consent à nous prêter sa charrette et son cheval, tandis que son voisin nous fournira un poney pour compléter l'équipage. La charrette est une sorte de birdj; deux planches attachées de chaque côté par des cordes forment les banquettes, et en guise de tapis, nous avons un épais lit de foin parfumé.

Nous nous mettons en route cahin-caha. À chaque ornière, et Dieu sait si elles sont nombreuses, nous sommes lancés les uns sur les autres, et par deux fois notre cocher, un petit bonhomme d'une quinzaine d'années, est projeté hors de la charrette; mais il s'accroche aux brancards et rebondit sur son siège avec une légèreté d'écureuil. Quant à nous, nous nous cramponnons aux banquettes avec la perspective de nous sentir les reins brisés lorsque nous arriverons à destination.

Tout à coup, crac!... la banquette d'arrière cède, et nous voilà gigotant sur le tas de foin au fond de la voiture. C'est dans ce piteux état que nous rejoignons notre cocher d'Horezu qui, inquiet de notre longue absence, était venu à notre rencontre aussi loin que le mauvais état de la route le lui avait permis.

De Tomsani à Romnicu, le trajet est superbe de sauvage poésie. C'est un énorme désert rocheux qu'il faut traverser. La haute chaîne des Carpathes continue à dominer à gauche, et rares sont les passants, rares sont les habitations qu'on rencontre en route. Des chiens errants parcourent ces plaines rocailleuses, et l'on en voit se nourrir de cadavres d'animaux abandonnés au détour des chemins. Il y a dans l'ensemble du paysage (p. 390) quelque chose de sinistre, de lugubre. Ce n'est qu'aux abords de la vallée de l'Olt, que la campagne prend un autre aspect, et les grandes croix, plantées ça et là, nous annoncent l'approche des villages et la fin du désert.

À l'un de ces villages, nous faisons halte devant une ferme-auberge, à l'aspect malpropre. À l'entrée, des débris saignants, déchets de boucherie, sont accrochés aux charpentes basses de la toiture, et des chiens, toujours des chiens, rôdent tout alentour, prêts à se jeter sur cette proie dégoûtante.

Dans la vallée de l'Olt, le paysage devient gai et riant, et à l'horizon s'estompent des montagnes richement boisées. Des birdj, couverts d'une lourde bâche et attelés de petits chevaux pleins d'entrain, reviennent de la ville, et de la large ouverture de devant surgissent de curieux petits minois bronzés, où brillent de grands yeux noirs intelligents. Plus loin, de lourds chariots remplis de blocs de sel gemme nous indiquent le voisinage des célèbres salines d'Ocna. Nous nous étions proposé de les visiter, mais déjà le jour baisse, et à six heures du soir les salines sont fermées. Nous aurons, du reste, l'occasion de voir celles de Slanic en Prahova, qu'on dit être les plus importantes et les plus belles de la Roumanie.

La petite ville d'Ocna, dont bientôt nous traversons l'unique et large artère, paraît fort intéressante et animée. Dois-je le dire? après les mauvais logements des jours derniers, nous éprouvons un petit serrement de cœur de ne pouvoir nous arrêter dans les délices d'Ocna, au milieu de ces riantes villas, dont une foule élégante encombre les terrasses. Nous avons à peine le temps de formuler nos regrets que nous voilà de nouveau en pleine campagne, au milieu de tentes déchirées et rapiécées, autour desquelles s'agite tout un peuple de Tziganes. Ils ont un aspect extrêmement sauvage et audacieux, et leur allure contraste avec la physionomie douce des Tziganes que nous avons rencontrés jusqu'ici en Roumanie.

Après trois quarts d'heure de route, nous pénétrons dans Romnicu. C'est une ville bien roumaine. Les hôtels, avec leurs galeries au premier étage, contournant les cours intérieures comme de vrais caravansérails; les théâtres en plein air, où se jouent des drames et des vaudevilles; les restaurants où circulent des Turcs avec des pastilles du sérail, et jusqu'aux veilleurs qui, la nuit, à des intervalles réguliers, lancent des sifflements stridents et aigus, se répercutant dans la ville comme les appels des sentinelles dans les forteresses, tout cela donne à Romnicu une physionomie spéciale.

Adossée à la montagne, Romnicu voit s'étendre devant elle la riche plaine de l'Olt, avec d'énormes champs de froment et de maïs. La Roumanie, on le sait, produit des céréales en abondance, et exporte annuellement quantité de ses produits. Mais le paysan cultive mal; il brûle les engrais et se fie uniquement à la richesse du sol. De plus, comme il n'a aucune idée d'épargne ni d'économie, si les récoltes viennent à manquer par suite d'inondation, de grêle ou de sécheresse, la famine sévit dans le pays.

En Serbie, une loi de 1889 impose à chaque commune rurale l'établissement de greniers communaux, destinés à parer aux effets de la disette et devant servir, en cas de guerre, au ravitaillement des armées.

Tout contribuable serbe est tenu de verser, chaque année, 90 kilos de maïs et autant de kilos de blé. Si un cultivateur, par suite d'un accident quelconque, manque de vivres, il lui est livré par les greniers communaux (p. 392) ce qu'il lui faut pour sa nourriture et ses semailles, à condition de restituer l'année suivante ce qu'il a prélevé pour ses besoins momentanés.

Cette institution fut d'une utilité incontestable lors de la guerre serbo-bulgare, et lors des inondations de 1897 qui furent aussi désastreuses pour la Serbie que pour la Roumanie. Chez les Roumains, rien de pareil, et ce défaut de précaution les place dans une situation d'infériorité incontestable.

Les céréales ne sont pas les seules ressources du district de Romnicu. Toute cette portion des Carpathes contient des minerais en abondance: or, argent, mercure, fer, cuivre, arsenic, plomb; mais jusqu'ici, toutes ces richesses ne sont que peu ou point exploitées.

C'est de Romnicu que l'on entreprend l'excursion de la passe de la Tour Rouge. Cette route a de tout temps été la grande ligne stratégique de la Valachie, et elle traverse les Alpes à un endroit où elles atteignent leur plus grande élévation et où elles prennent l'aspect le plus sauvage. C'est la route naturelle des invasions, celle que suivit Trajan pour vaincre les Daces, celle que suivirent les Turcs pour envahir la Hongrie.

Ce long défilé, dans lequel nous allons nous engager, a été, à tous les âges de l'histoire, le témoin de luttes héroïques. Mais de tout ce passé de sang et de gloire il ne reste aujourd'hui que bien peu de souvenirs. Quatre petits chevaux fringants, attelés de front, nous mènent en quatre heures et demie au Rotherthurm, distant de 64 kilomètres de Romnicu. Au sortir de la ville, on jouit d'une vue fort étendue sur la vallée de l'Olt, très large en cet endroit. Puis on approche rapidement des sombres Carpathes, et l'on ne tarde pas à s'arrêter dans la jolie petite ville de Calimanesti, située dans un site charmant, et où des sources minérales sulfatées, iodées et ferrugineuses attirent, chaque année, bon nombre de baigneurs.

La toilette des femmes a un caractère spécial dans cette partie de la vallée. Leurs «castrinza» sont décorées de paillettes multicolores qui scintillent sous les feux du soleil, et leurs voiles, toujours en tissus très légers et vaporeux, ont toutes sortes de nuances: on en voit de jaunes, de verts, de roses et de mauves.

Vers Cozia le paysage devient grandiose; des rochers volcaniques, aux formes bizarres et contournées, se rapprochent et dominent la route. Nous traversons le monastère de Cozia, dont la petite église domine le rocher de gauche, tandis qu'à droite s'élèvent les anciens cloîtres, aujourd'hui restaurés et transformés en pénitencier. Au delà de Cozia, de hautes falaises découpées à pic resserrent la route, le long de laquelle bouillonne l'Olt, dont nous suivrons désormais le cours tout le long du défilé.

Sur la rive opposée, le cocher attire notre attention sur les traces encore très visibles de la grande chaussée romaine et sur une large pierre isolée qui, détachée de la montagne, s'avance en cap dans la rivière. C'est la Table de Trajan. La légende dit que, du haut de cette pierre où il avait dressé sa tente, Trajan assista au défilé de ses légions victorieuses.

Des aigles planent au-dessus de nos têtes, et s'abattent entre les rochers convulsionnés qui nous entourent. Des arbres touffus ombragent la route solitaire, et tout à côté l'Olt, étroitement encaissé, écume et bondit en torrent furieux.

La route conserve ce caractère sauvage et grandiose sur une distance de 17 à 18 kilomètres. C'est toujours la lutte entre le torrent qui veut s'ouvrir un passage et le rocher qui lui barre le chemin; d'où les courbes et les circuits sans nombre qu'il faut faire pour suivre les zigzags de la rivière.

Puis peu à peu les montagnes s'écartent, et de pauvres villages viennent s'échelonner sur les rives de l'Olt devenu moins impétueux. Voici, tout contre la rivière, les ruines d'une forteresse romaine, devant (p. 393) laquelle une auberge est venue s'installer. Plus haut, au sommet d'une colline, les restes du château de Landskron, d'où l'on jouit d'une vue superbe sur le fond de la vallée. De nombreux troupeaux de bœufs, de buffles et de moutons trouvent ici un excellent pâturage. La vallée se resserre une fois encore. Nous approchons des montagnes de Fogaras, du Surul et du Négoï, aux cimes aiguës, dont les fines dentelures grises projettent sur le ciel chargé d'orage leurs sombres silhouettes. À un étranglement de la vallée, accroché au rocher et suspendu au-dessus de la route, le Rotherthurm, qui a donné son nom au défilé, nous apparaît dans ses ruines majestueuses.

Cette forteresse, s'il faut en croire la légende, fut un jour si couverte du sang des Turcs que son badigeon blanc disparut sous l'affreuse couleur rouge, et c'est en mémoire de cette journée sanglante que depuis l'on a peint ses murailles en rouge vif.

34 kilomètres séparent Romnicu de Curtea de Arges. Curtea de Arges doit son nom à Radu Negru, le premier voïvode de Valachie, qui vint, en 1244, y établir sa cour (curtea) sur la rivière Argis. Il n'est cependant pas, comme le prétend la légende, le fondateur du monastère, qui ne date que de 1512. L'église, bâtie par Radu Negru, est la «Biserica Domneasca», église princière, située au centre de la ville, et qui, pour le moment, menaçant ruine, et devant subir des réparations urgentes, est fortement étançonnée.

Mais la perle de Curtea, c'est cette superbe église blanche, toute scintillante sous ses coupoles dorées, qui se dresse à un quart de lieue de la ville, au sommet d'un monticule isolé; c'est l'église du monastère, dont on a dit qu'à elle seule elle valait le voyage de Roumanie.

Le créateur de ce bijou architectural, où s'épanouit l'art byzantin, avec des réminiscences d'art arabe et d'art persan, est le prince Neagu Voda Bessaraba, qui régna en Valachie en 1513. Dans son enfance, il fut amené comme otage à Constantinople. Le sultan le prit en affection et lui fit enseigner l'architecture par un homme de talent nommé Manoli de Niaesia, avec lequel il bâtit, entre autres, une des grandes mosquées de Constantinople. De retour dans le pays, il construisit l'église du monastère. Il y employa un grès calcaire très fin, provenant des carrières voisines d'Albesci. C'est dans ces mêmes carrières que M. Lecomte de Nouy, l'architecte français qui, en 1875, restaura l'édifice, put encore aisément trouver les matériaux qui lui étaient nécessaires pour son travail.

D'une blancheur de marbre, rehaussée par le bleu des émaux et par la dorure des ornementations et des coupoles, l'église s'élève au milieu d'une esplanade, entrecoupée de jardins fleuris et clôturée par un grillage artistique. Les tourelles, ainsi que les hémicycles de la partie postérieure, sont couronnées par des dômes en cuivre doré, à grand relief et à nervures, d'où partent des chaînes dorées, qui vont relier les croix à bras multiples, surmontant chaque coupole. Les murs extérieurs disparaissent sous les torsades, les écussons, les arceaux et les panneaux à décoration mauresque, qui les recouvrent. Toute cette profusion d'émaux bleus, rehaussés de dorures, est d'une richesse, d'une variété de détails telle, qu'un critique a dit «qu'elle était plutôt digne d'une châsse que d'une église». Les portes, dans le style des mosquées arabes, sont encadrées de nombreux ornements plats, or sur azur. Dans le tympan, de superbes mosaïques, qu'entoure un arceau de pierre blanche, découpé en fer de lance. L'intérieur, éclairé d'un demi-jour mystérieux, tombant des voûtes, a été (p. 394) totalement restauré. Les peintures murales, fort détériorées, ont dû être refaites entièrement. On s'est borné à rafraîchir et à raviver le reste, et on a respecté en tout le bizarre assemblage des styles divers, réunis ici. Des chapiteaux persans surmontent de ravissantes colonnes, surchargées d'émaux azur et or. Des marbres rares, des onyx, se mêlent aux métaux les plus précieux, pour parer l'iconostase.

Devant l'entrée principale se dresse une gracieuse construction appelée le baptistère. C'est une sorte de pavillon ouvert, formé par quatre colonnes en pierre blanche soutenant quatre arceaux en plein cintre, découpés en fer de lance barbelé. De lourdes torsades en émail bleu et des arabesques d'or sur fond d'azur décorent le haut du petit édifice. Une coupole de cuivre doré et à chaînettes, comme celles de l'église, émerge d'un couronnement de pierres blanches finement dentelées.

Derrière l'église s'élèvent le monastère, les bâtiments du palais épiscopal et l'église du séminaire, le tout absolument neuf. Car lors de la restauration de la célèbre église, il a fallu, pour l'isoler, démolir toutes les anciennes constructions qui l'enserraient complètement.

À part ses églises, Curtea de Arges offre peu d'attrait pour l'étranger. Des moines à longs cheveux et à longue barbe noire circulent de tous côtés. Leur toilette est irréprochable et contraste singulièrement avec le dénûment de la plupart des religieux des autres monastères. Leur allure est fort simple, et ils s'entretiennent volontiers avec le peuple, qui semble les avoir en haute estime, et leur témoigne le plus profond respect.

Dans l'unique rue de la ville, se tient en ce moment un grand marché de poisson. Il y a là des monceaux de carpes colossales, recouvertes de gros blocs de glace, des carpes que le Danube, à la suite des crues de ces derniers jours, a refoulées dans ses affluents, et qui sont bientôt tombées dans les filets des pêcheurs. Ces poissons, dont le poids moyen est de dix à vingt kilos, sont débités en grosses tranches et se vendent trente centimes le kilo.

Il nous reste une dernière étape à franchir avant d'arriver à Bucarest, c'est celle qui nous mène à Campolung. Généralement les voyageurs s'y rendent par chemin de fer, en descendant jusqu'à Pitesci et en remontant ensuite par Golesci; mais nous préférons la route de voiture, qu'on dit être originale et accidentée.

À sept heures et demie du matin nous sommes prêts pour notre expédition. À peine sommes-nous partis depuis une heure, que nous éprouvons une série de déboires. Les eaux, fortement gonflées par les dernières pluies, ont emporté les ponts, et il nous faut suivre une route impraticable, descendre en plein lit des torrents, parfois très rapides, au risque d'être inondés dans la voiture. Tout autour de nous, le paysage révèle la plus grande misère. Les fermes, les huttes, les chapelles sont dans le plus triste état de délabrement, et l'on se demande vraiment si quelque cataclysme a secoué ce coin de terré où plus rien n'est debout et où tout semble voué à la destruction. À part quelques pêcheurs descendus dans les torrents et qui retiennent de grands filets pour capturer les poissons, nous ne voyons pas un seul habitant. Ce n'est qu'à Domnesci que l'animation reprend.

Domnesci n'est qu'un pauvre village, mais, à l'occasion du dimanche, tous les habitants ont revêtu leurs plus coquets atours. Dès que nous exhibons nos appareils de photographie, on nous entoure de la façon la plus sympathique. Nous n'avons qu'un geste à faire et ces braves gens se mettent en groupe, enchantés de poser devant nous. Il y a même certaines jeunes personnes pour qui l'objectif a un tel attrait qu'elles nous suivent pas à pas et que nous sommes obligés d'user d'artifices pour ne pas les retrouver constamment sur nos clichés. L'église du village, poétiquement abritée par un bouquet de grands arbres, est entourée d'une cour dans laquelle on pénètre par une porte de style très curieux. Cette porte, quoique appartenant à la plus misérable commune, perdue au fond des montagnes, est décorée d'adorables figurines d'anges et de saints, d'inscriptions et de guirlandes vraiment artistiques. Ces décorations sont dues à des artistes nomades qui, à force de reproduire les mêmes figurines, acquièrent de l'habileté et même un vrai talent.

Le pope du village traverse en ce moment la route et regagne le domicile conjugal, un pain sous le bras. Il est déguenillé; il paraît si misérable, sous sa houppelande déteinte et sa haute toque brune, qu'instinctivement nous dirigeons notre objectif vers lui. Mais l'avouerai-je, nous sommes retenus par un certain respect devant cette pauvreté digne et fière, qui semble vouloir se dérober à nos regards peut-être indiscrets. Ces popes de village sont de très braves et très dignes gens, peu instruits, généralement aimés des populations dont ils partagent la triste condition, mais sur lesquelles ils n'exercent cependant que peu d'influence.

En remontant les pentes de la vallée de Domnesci on aperçoit, presqu'au sommet d'une colline, les coupoles scintillantes d'une église de village. C'est l'église de Slanic, charmante localité propre et coquette, en contraste frappant avec la région misérable et peu habitée que nous venons de traverser. Tout ce village respire l'aisance et la gaieté. D'énormes fermes étalent leurs vastes bâtiments, leurs larges et belles cours d'une propreté irréprochable. Des jeunes filles, fort jolies et à la mise élégante, vont, viennent, vaquant aux soins du ménage, au milieu des poulets, des dindons, des canards, qui sont les seuls hôtes actuels de ces grandes fermes. Le gros bétail en est absent. Durant tout l'été, il pâture en liberté dans les montagnes. Le soir, on le parque dans des enclos, et pas un abri ne le protège contre les intempéries.

Au sortir de Slanic, c'est la solitude qui recommence. Des pasteurs conduisant leurs troupeaux, des groupes de travailleurs tout blancs, se reposant sous les arbres des rudes fatigues de la fenaison, sont les seuls êtres vivants que nous rencontrions en chemin pendant la dernière partie du trajet qui nous sépare de Campolung. La route traverse une série de vallées poétiques qui descendent des Carpathes. Dans les lointains, de ravissants bois de bouleaux abritent de leur ombre les bœufs errant sur les coteaux. À gauche, toujours la chaîne bleuissante et vaporeuse des Alpes de Transylvanie. Mais plus une habitation, plus une hutte; et tout autour de nous c'est un silence de mort. Enfin, vers quatre heures de l'après-midi, nous faisons notre entrée à Campolung.

Campolung est une jolie localité dont l'importance remonte à Radu Negru, fondateur de la principauté de Valachie. Il n'existe plus aujourd'hui que de faibles traces de l'ancien palais de ce prince; mais le grand monastère qu'il fonda à l'entrée de la ville, bien qu'ayant subi d'importantes restaurations, subsiste encore. Une tour romane, haute de 40 mètres, large de 6, donne accès à la cour intérieure du monastère. Cette tour imposante, dont le style rappelle l'influence lombarde, a beaucoup de caractère. C'est un des monuments les plus anciens et les plus appréciés de la Roumanie. La ville est si propre, si bien située, l'air y est d'une pureté si remarquable que, chaque année, bon nombre de citadins viennent y passer une partie de l'été.

(p. 396) Des hauteurs qui environnent la ville, on découvre un superbe panorama de montagnes. Nous sommes d'ailleurs tout proche des Carpathes, et les vallées qui en descendent sont autant de buts d'excursions agréables et variées. La ville, quoique peu étendue, a pourtant son quartier tzigane: une rue entière non loin du monastère. Quelle rue singulière, surtout vers la soirée, alors que de toutes les habitations largement ouvertes se projettent les lueurs rouges et sinistres des feux de forge, devant lesquels circulent de superbes femmes en haillons, au teint mat et aux yeux noirs, et des amours d'enfants demi-nus, qu'on a revêtus, par décence sans doute, d'une courte veste descendant jusqu'à la ceinture. Des hommes grands et minces, à la figure bronzée, éclairée par la lueur des foyers, frappent le fer; d'autres dans l'ombre agitent des soufflets de forge. C'est l'heure du travail pour ces parias. Leur rude métier n'est pas supportable pendant les chaleurs du jour, et ce n'est qu'à la nuit tombante que ce quartier se réveille.

L'excursion du défilé de Dimboviciora est le complément obligé de tout séjour à Campolung. Cette gorge est une des plus célèbres et des plus visitées de cette partie des Carpathes.

Depuis le départ de Campolung, c'est une succession ininterrompue de points de vue superbes, d'horizons étranges, où les chaînes de montagnes s'étagent les unes par-dessus les autres, jusque dans un lointain infini. Au village de Rocaru, nous traversons la Dimbovitza, que nous côtoierons dans le défilé jusqu'à la grotte de Dimboviciora. La roche blanche qui émerge de son lit, entremêlée de touffes de verdure sombre, encadre merveilleusement cette petite rivière aux eaux pures et cristallines. Puis nous approchons rapidement de la haute muraille déchiquetée qui, depuis quelque temps, borne notre horizon, et au milieu de laquelle se dissimule l'entrée du célèbre défilé. À peine pénétrons-nous dans la gorge, qu'un spectacle réellement admirable se découvre à nos yeux. Des tours massives, des aiguilles élancées, des murailles inaccessibles, des gradins en ruine, le tout d'une superbe teinte blanc rosé, nous enserrent dans l'étroite crevasse; et dans le haut, une frange de verdure se dessine sur le ciel bleu.

À la sortie du défilé, le paysage devient moins sévère, plus alpestre, et l'on rencontre quelques pâturages et quelques huttes de bois. À l'une de ces huttes nous mettons pied à terre, et un jeune garçon nous mène jusqu'à la grotte de Dimboviciora, à travers un nouveau dédale de rochers éboulés. La grotte s'ouvre au milieu d'un décor des plus sauvages; mais malgré les descriptions enthousiastes des guides, elle vaut à peine une visite. À l'entrée, des montagnards affairés, munis de quelques maigres chandelles, s'offrent à nous précéder. On s'attend à quelque chose d'un peu fantastique, et l'on n'a devant soi qu'une caverne de 15 à 20 mètres de profondeur, avec quelques stalactites et quelques stalagmites d'un blanc jaunâtre.

Au retour de cette excursion remarquable, dont certains sites rappellent la célèbre Bastei de la Suisse saxonne, nous visitons une bien modeste petite abbaye de religieuses, l'abbaye de Namaesci qui présente un détail curieux: son église est entièrement creusée dans un monolithe. Seuls la tour et un petit avant-corps sont en maçonnerie. Tout l'intérieur est taillé dans le rocher, au-dessus duquel on peut circuler à l'aise, et d'où l'on jouit d'un panorama magnifique. Nous disons adieu à Campolung. Un embranchement de chemin de fer nous mène à Golesci, où nous retrouvons la grande ligne de Bucarest.